Ces catégories d’individus qui ont par fonction ou par délégation le pouvoir de “dire” et de “faire” au nom et pour les autres – politiques, journalistes, experts, hauts fonctionnaires etc… – sont elles aussi frappées par ce phénomène de repli sur son groupe d’appartenance.
Le communautarisme, cette forme dégradée du vivre-ensemble souvent dénoncée comme facteur de division de la société, ne touche pas uniquement les grands ensembles de la population. Les élites, ces catégories d’individus qui ont par fonction ou par délégation le pouvoir de “dire” et de “faire” au nom et pour les autres – politiques, journalistes, experts, hauts fonctionnaires etc. -, sont elles aussi frappées par ce phénomène de repli sur son groupe d’appartenance.
Alors qu’on attend de ces catégories supérieures, esprit d’ouverture, vision originale, capacité de se remettre en cause – autant de qualités mises au service de l’intérêt général, ce dangereux entre-soi produit à l’inverse du conformisme, la peur de la nouveauté et plus gravement encore la déconnexion d’avec la société. Une césure explosive à l’heure des slogans simplistes du style “tous pourris” ou “tous vendus” qu’il est grand temps de combler.
C’est une scène classique des soirées électorales qui vient illustrer la permanence du célèbre écart jadis pointé par Auguste Comte entre le “pays légal”, celui d’une part des institutions et de leurs représentants, et d’autre part le “pays réel”, celui de “la France d’en bas”. A chaque fois que les extrêmes gagnent des voix supplémentaires, politiques et journalistes manifestent leur surprise comme si de telles poussées populistes ne pouvaient pas être prévisibles dans un pays pourtant en crise depuis trente ans.
Une telle erreur d’appréciation est sûrement en grande partie à mettre sur le compte d’une vision tronquée d’un “petit monde” coupé des réalités et d’individus qui à force de vivre dans leur microcosme – celui d’une classe politique endogamique, de médias tournés sur eux-mêmes, ou d’experts vivant en circuits fermés – n’arrivent plus à concevoir le monde qu’à leur image. C’est-à-dire policé, politiquement correct, à l’abri de la crise.
Prenons garde toutefois, le procès des élites est à manier avec prudence. Il a par le passé, faut-il le rappeler, ouvert la voie aux régimes totalitaires. Pour autant les attaques virulentes à l’encontre des élites émanant de populistes de tous poils, si mal intentionnés qu’ils soient, ne doivent pas occulter la réalité du divorce entre la population et ses élites.
Jamais l’entre-soi des élites n’a paru aussi grand qu’aujourd’hui. “Des talkshows télévisuels aux dîners en ville, de cocktails en expositions, les nouveaux bien-pensants communient aux mêmes valeurs à l’écart de la société”, stigmatise le sociologue Michel Maffesoli, co-auteur, avec Hélène Strohl, d’un virulent essai sur Les Nouveaux Bien-pensants (éditions du Moment). Une forme d’autisme aux antipodes du comportement que l’on attend de ces catégories supérieures : esprit d’ouverture, vision originale, capacité de se remettre en cause, autant de qualités à mettre au service de l’intérêt général et qui manquent cruellement aujourd’hui.
Une forme dégradée du vivre-ensemble
Le regroupement d’individus par affinités, ressemblances ou manières communes d’être est un phénomène humain assez naturel qui n’est pas critiquable en soi. C’est sur ce ressort d’empathie que les associations et autres amicales se développent particulièrement en France, ces dernières venant fortifier positivement le lien social. Mais cette sociabilité se dévoie lorsque les groupes vivant dans leur microcosme en arrivent à rejeter les contacts avec ceux qui n’en font pas partie. Autrement dit lorsque “l’entre-soi” prime sur toute relation avec l’extérieur. On verse alors dans le communautarisme. Or cette forme dégradée du “vivre-ensemble” ne touche pas uniquement les populations des grands ensembles des banlieues, elle touche aussi, de manière tout aussi virulente, les quartiers chics des villes, ceux où résident en général politiques, journalistes, experts et hauts fonctionnaires.
Le ressort de ce séparatisme social n’est pas ici la religion comme on le voit dans les cités mais la place que confère aux individus le statut social et professionnel. Ce critère prédominant n’étonne pas vraiment dans une France où les traces de l’Ancien Régime et de la société d’ordres demeurent toujours très présentes. “Le problème est qu’en France, l’entre-soi va de pair avec l’idée de rang et de hiérarchie. Ceux qui sont mis à l’écart du groupe sont traités avec condescendance, voire mépris tant il est vrai que la société française est construite sur le clivage entre ce qui est noble ou pas”, analyse le sociologue Philippe d’Iribarne.
Le repli frileux sur le pré carré de l’ancien monde
Une telle ligne de démarcation n’est pas nouvelle – cela fait plusieurs décennies que Pierre Bourdieu a mis en évidence les phénomènes de reproduction des élites via la maîtrise des codes sociaux par l’éducation, la concentration géographique des habitats et le rôle considérable de l’acquisition des diplômes dans le destinée des individus – mais sur cette toile de fond bien connue les phénomènes d’entre-soi n’ont eu de cesse ces dernières années de s’accentuer.
“Derrière ce que nous appelons la crise, nous vivons en réalité un changement d’époque. Et les élites traditionnelles, plutôt que d’affronter le monde réel, s’accrochent à l’ancien monde et cultivent leur entre-soi pour se sécuriser”, analyse Michel Maffesoli.
Le défi que les élites ont à relever est d’ordre existentiel puisque c’est la nature même de leur pouvoir qui se trouve mis en cause. Mondialisation, révolution numérique, crise de l’Etat providence, etc. : les politiques ont perdu les manettes, les médias la maîtrise de l’ordre du jour de l’actualité, les hauts fonctionnaires leur raison d’être interventionniste. Mais plutôt que de chercher à se réinventer et à redéfinir une raison d’être adaptée à cette nouvelle donne, les élites ont tendance à opérer un repli frileux sur leur pré carré.
L’homogénéité du groupe plutôt que sa diversité
Ce repli s’accompagne de la volonté de préserver à tout prix l’intégrité du groupe en opérant consciemment ou pas une sélection drastique des nouveaux venus sur le modèle du “qui se ressemble s’assemble”. C’est particulièrement net dans la sphère politique où la professionnalisation accrue des fonctions s’accompagne d’une uniformisation des profils. “Au Parti socialiste, les élus commencent de plus en plus jeunes leur carrière, souvent dans les mouvements lycéens ou étudiants où l’appareil les repère – l’Unef est ainsi un vivier important de nouvelles recrues”, observe Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS, expert au Cevipof.
Cette sélection qui confine à la cooptation a un inconvénient, celui de multiplier les clones. On retrouve cette même quête d’homogénéité chez les intellectuels. Une illustration parmi d’autres : le combat des élèves de l’Ecole normale supérieure, crème de l’enseignement hexagonal, pour que les étudiants entrés par équivalence dans l’école ne puissent pas se prévaloir du titre de normalien !
Et les médias ? Selon l’avis très autorisé de Jean-François Kahn, auteur de L’Horreur médiatique, “l’unicité du corps médiatique appréhendé comme une caste autoverouillée et déconnectée du vrai monde s’apparente partiellement seulement à un mythe”. Partiellement ?
C’est déjà reconnaître à demi-mots l’endogamie intellectuelle de médias qui perçoivent le réel “tous de la même façon et tous en même temps”. Les ressorts de l’horreur médiatique sont multiples : à l’homogénéité sociologique et culturelle s’ajoutent, circonstances aggravantes, l’absence d’autocritique et un manichéisme uniformisateur.
Pensée unique et conformisme généralisé
Comme pour tous les communautarismes, les effets dissolvants de l’entre-soi des élites sont loin d’être anodins. Le repli des catégories les plus élevées mine à bas bruit le pacte de coexistence démocratique qui lie les groupes sociaux dans les sociétés évoluées. Raisonnant dans un circuit fermé, où tout le monde est du même avis, la pensée du groupe n’est soumise à aucune contradiction constructive, ce qui génère un conformisme général et son corollaire, l’absence de prise de risques. Les voix discordantes sont rejetées en dehors du “cercle de la raison”. Dans l’entre- soi, on préfère raisonner en théorie plutôt que par l’épreuve de l’expérience, cela conduit inéluctablement à de graves erreurs de jugement collectives. D’où, par exemple récemment, l’incroyable emballement politico-médiatique lors de l’affaire Léonarda. De tels écarts soulignent le déphasage actuel de ceux qui ont le pouvoir, celui de “dire” et de “faire” au nom des autres. Pour y remédier, l’élite politique croit avoir trouvé la solution, en se réfugiant derrière les fameux “éléments de langage” chers aux communicants.
Un remède pire que le mal car il vient assécher tout apport d’intelligence personnelle au nom d’une vaine quête d’efficacité à un moment où l’on a plus que jamais besoin d’idées neuves. “Les bienpensants sont dans l’incantation. Mais comme ils ne sont pas convaincus eux-mêmes par ce qu’ils racontent, ils n’arrivent naturellement pas à convaincre”, décrit Michel Maffesoli.
Une raison de la perte de crédibilité des élites. Crise de représentativité, d’efficacité, et de confiance : l’entre-soi des élites aggrave tous les maux de la société française. Et nourrit tous les populismes, car comme l’explique Philippe d’Iribarne, “à l’arrogance des élites répond le ressentiment de la population”.