Aujourd’hui comme au temps de Balzac, les patrimoines sont concentrés en main de quelques-uns. C’est la thèse de l’économiste français Thomas Piketty.
Thomas Piketty, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, n’est pas homme à lancer des pavés dans la mare sans assurer ses arrières: ainsi, dans Le capital au XXI siècle, c’est 300 ans et 20 pays que le professeur a analysés avant de conclure: oui, les inégalités se creusent, et ce sera vrai tant que le taux de rendement du capital dépassera le taux de croissance de la production et du revenu.
Piketty ne se contente pas d’un constat, il propose aussi une solution capable de renverser la tendance sans pour autant couper la tête des riches.
Aujourd’hui comme au temps de Balzac, mieux vaut hériter que travailler, dites-vous en substance. Vraiment?
C’est un peu exagéré ! Mais je fais bel et bien le constat dans ce livre qu’il y a actuellement une tendance lourde à la progression des inégalités, et croyez-moi, je n’ai aucun goût pour les prévisions apocalyptiques.
La société du mérite telle qu’on la conçoit, c’est donc un leurre?
On s’est raconté beaucoup de belles histoires optimistes sur le triomphe du capital humain, sur la méritocratie et l’égalité des chances.
Si ces dernières sont plus vraies aujourd’hui que du temps de Balzac, elles sont en revanche moins vraies que durant les Trente Glorieuses. Pour résumer, un honnête salarié pouvait, durant les Trente Glorieuses, s’acheter une maison grâce au fruit de son travail. Aujourd’hui, ses chances sont quasi nulles, sauf s’il hérite.
Pourquoi?
Parce que les Trente Glorieuses ont été une phase de transition du capitalisme. En effet, beaucoup de patrimoines ont été détruits durant les deux guerres mondiales et le peu d’épargne restant a été absorbé par la dette publique et l’inflation.
Les baby boomers n’ont donc pas hérité de grand-chose, ils ont dû construire et épargner par eux-mêmes. Pour les générations issues des années 1960 et suivantes, l’héritage en revanche redevient un facteur crucial.
C’est en cela que nous nous rapprochons des balzaciens. Le surcroît d’égalité et de mérite que nous croyons avoir acquis, nous les devons paradoxalement aux guerres mondiales qui ont redistribué les cartes. Mais plus on s’en éloigne, plus le naturel revient.
C’est donc un phénomène inhérent au capitalisme?
Ce mouvement de repatrimonialisation de la société correspond à une tendance historique, en effet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le stock patrimonial a retrouvé son niveau de la Belle Epoque.
En chiffres, cela signifie que la totalité de ce que possèdent les ménages français est égale à six ans de production nationale en patrimoine, net de dettes. Même chose à l’échelle européenne. Il faut remonter à la Belle Epoque pour trouver un ratio comparable. Le processus de reconstitution est long.
Pourquoi le patrimoine pèse-t-il de plus en plus lourd?
Parce que son rendement est largement supérieur à la croissance. Le rendement du patrimoine est en moyenne de 4 à 5%, et de 6 à 8% pour les plus hauts, quand la croissance, elle, dépasse à peine 1% (1,4% par an depuis 1987).
Ce taux faible est pourtant une réalité depuis fort longtemps, exception faite du rattrapage d’après-guerre du XXe siècle, où l’on était à 4 ou 5% de croissance.
On a cru que l’exception allait durer éternellement, alors que la norme, c’est une croissance en dessous du rendement du patrimoine, puisque celui-ci se recapitalise plus vite que les salaires ne croissent.
L’inflation ne vient-elle pas raboter le rendement du patrimoine?
Non, parce que les capitaux importants savent s’en protéger. L’inflation est, hélas, l’impôt sur le capital des pauvres, c’est-à-dire de ceux qui n’ont que de malheureuses épargnes bancaires.
Pourtant, les Rothschild sont moins riches aujourd’hui qu’hier! Et de nombreuses grandes fortunes sont le fait de self-made-men et non d’héritiers, pensez à Bill Gates ou à François Pinault!
Il y a toujours un renouvellement significatif des fortunes ainsi que des revers pour certaines. Mais dans leur majorité, le temps travaille en leur faveur. Il y a un siècle, Eugène Schueller crée L’Oréal. Sa fille Liliane Bettencourt hérite et sa fortune passe de 2 milliards en 1990 à 25 milliards en 2010.
La progression est la même pour Bill Gates, dont la fortune passe de 4 à 50 milliards sur la même période. Il aurait été plus rassurant que celle de Bill Gates progresse plus vite, car il a fait plus et mieux que Liliane Bettencourt!
Mais les gros patrimoines grossissent tout seuls, car il suffit d’en consacrer un tout petit pour-cent à un gestionnaire de fortune avisé pour qu’ils progressent énormément!
Certains entrepreneurs se transforment donc en rentiers au cours de leur vie?
Oui. Et même si vous avez toujours de nouveaux venus sur le marché, la logique de l’augmentation patrimoniale a quelque chose d’excessif.
Une situation particulière à l’Europe?
Aux Etats-Unis, le renouvellement des fortunes est beaucoup plus important qu’ici, à cause de l’augmentation démographique: ce continent est passé de 3 millions d’habitants il y a deux siècles à 300 millions. Pendant que sa population centuplait, en France elle ne faisait que doubler!
Conséquemment, l’héritage là-bas compte moins qu’ici. Même chose pour les pays émergents, où le renouvellement des fortunes est important. Mais l’Europe est un bon observatoire de la situation mondiale future, car on ne va pas multiplier par cent la population mondiale!
On pourrait même avoir une régression démographique. Or on observe que dans les pays à faible natalité les sommes héritées sont très importantes. En France, où la natalité est plus élevée, les flux successoraux sont plus élevés que dans les années 1960, certes, mais toutefois plus faibles qu’au temps des balzaciens.
Et alors, craignez-vous des explosions sociales?
Peut-être, ou alors la tentation du repli national ou du protectionnisme. Voyez-vous, les Français détiennent à l’étranger autant d’actifs que les étrangers en détiennent en France.
Mais personne n’y croit, car les masses détenues sont tellement énormes, du jamais vu, qu’elles éclipsent cette parité, pourtant réelle. Du coup, ça peut générer des réactions de rejet.
Comme les fonds souverains des pays pétroliers, qui font plus peur que nos héritiers!
En effet, le patrimoine n’effraie jamais autant que lorsqu’il a la peau noire ou basanée! C’est la première forme du repli national.
Mais c’est une illusion de penser qu’en se fermant à ce type d’investissements on va résoudre les problèmes. Car j’attends qu’on me prouve qu’Arnaud Lagardère est plus vertueux que Lakshmi Mittal ! Mieux vaut donc préserver l’ouverture financière tout en régulant à un niveau international.
D’où votre recette: un impôt mondial progressif sur le patrimoine. En somme, vous voulez appauvrir les superriches?
Non pas les appauvrir, mais faire en sorte que leur capital ne progresse pas quatre à cinq fois plus que l’économie. Car si on laisse les choses ainsi, on va atteindre des niveaux de concentration de richesse incompatibles avec nos valeurs démocratiques.
J’ai une sensibilité plutôt libérale, mais si cette contradiction se poursuit, je pense que la menace pèse sur nos sociétés.
Que dit votre impôt progressif sur le capital?
Il serait complémentaire de l’impôt sur le revenu et ressemblerait à l’impôt sur la fortune, quoiqu’en plus progressif: 1% pour une fortune entre 1 et 2 millions, 2% entre 2 et 10 millions et jusqu’à 5% ou 10% sur les patrimoines de plusieurs milliards.
Pourquoi des fourchettes aussi larges?
Parce que le niveau de taxation devrait dépendre du rythme auquel progressent ces patrimoines. Si on constate qu’ils ne progressent que de 3%, on ne va pas les taxer à 10%! Ce qui implique davantage de transparence sur ceux-ci. On a besoin d’un cadastre financier du monde, qui peut paraître pour le moment utopique, mais je ne vois pas d’autre solution.
Celle qu’a trouvée la Chine, à savoir laisser les gens s’enrichir mais tout confisquer s’ils sortent du pays? C’est peu compatible avec l’Etat de droit. Celle qu’a trouvée la Russie, à savoir la prison pour les oligarques?… N’en parlons pas. Ma recette, elle, a le mérite d’être une forme civilisée d’inflation sur les hauts capitaux.
N’est-ce pas très européen, ce besoin d’égalité? Les inégalités aux Etats-Unis sont plus criantes qu’ici et peu de gens s’en émeuvent!
A cause de la croissance démographique due à l’immigration. Beaucoup de gens arrivent de pays pauvres et il ne leur viendrait pas à l’idée de crier misère car leur sort s’est tout de même sensiblement amélioré, même s’il n’est pas enviable aux yeux de l’Américain moyen.
Est-ce que les managers aux salaires énormes sont les nouveaux rentiers? On ne changerait pas de paradigme, mais de dénomination!
En effet, on assiste aujourd’hui à une course-poursuite entre les rentiers qui font leur grand retour et les supercadres qui montent en puissance et ne vont pas tarder à devenir rentiers eux aussi.
Pour ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, vous conviendrez que c’est le pire des mondes, qui vous désigne comme incapables…
Les deux sont tout aussi pervers. Car d’un point de vue factuel, la justification de certains salaires est fragile, elle récompense plus la rapacité que la productivité.
Que pensez-vous de l’initiative 1:12 sur laquelle les Suisses vont voter prochainement?
Elle est insuffisante car elle peut être contournée de nombreuses manières, notamment par le versement de dividendes. Une solution de type fiscal a l’avantage de traiter tous les revenus de la même façon.
Pour autant que l’impôt ne soit pas confiscatoire!
De 1930 à 1980, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont taxé à 80 et 90% les revenus supérieurs à 1 million de dollars. Rétrospectivement, on peut dire que ça a calmé le jeu sur les hautes rémunérations sans pour autant nuire à la croissance.
Si la mesure est bien calibrée sur les revenus très élevés, elle est plus efficace que l’initiative 1:12.
A votre avis, le XXIe siècle sera-t-il plus inégalitaire que le XIXe siècle?
Rien ne l’empêche, surtout si nous assistons à une régression démographique. De plus, le XXIe siècle est porteur de promesses démesurées, comme l’éradication de la pauvreté mondiale… En même temps, vous avez des individus aussi riches que des pays entiers!
… et qui se substituent aux Etats avec leurs œuvres caritatives!
Cet espoir dans la générosité privée est fou et dangereux. On traite les pays pauvres comme des terrains d’expérimentation. Des multitudes d’ONG ainsi que des individus richissimes se substituent à la puissance publique. Ça n’aboutira pas à un processus de développement sain.
Thomas Piketty, «Le capital au XXIe siècle», Seuil, 2013.