« L’école d’entraînement des leaders » est le plus grand centre de redressements pour cadres du Japon. Elle est à la fois la caricature et le miroir de l’économie nippone, qui connaît aujourd’hui sa plus grave crise depuis trente ans.
L’objectif est de faire de ces Japonais à hautes responsabilités de bons soldats au service de leur patron et de l’entreprise. Toutes les deux semaines, 200 cadres apprennent à « lire, écrire, parler, penser et agir », dans des cours dispensés sous la pression.
Les horaires sont stricts. La discipline de fer, comme à l’armée. Après treize jours d’exercices intenses au camp de l’enfer, à peine 10% des élèves obtiennent leur diplôme.
Ce quinquagénaire n’imaginait pas souffrir autant. Vice-président d’une entreprise qui fabrique du polystyrène, M. Ikara, cheveux grisonnants, lunettes rondes, savait que son patron voulait le punir en l’envoyant au « camp de l’enfer ».
Chaque année, dans cette école de redressement pour cadres supérieurs plantée au pied du mont Fuji, dans la province de Shizuoka, près de 4.500 ingénieurs, banquiers, industriels, informaticiens, etc., de tous âges apprennent à corriger leurs défauts, pour (re)devenir de bons soldats de l’économie japonaise.
Par groupes de 150 à 200 personnes, pendant treize jours, ils revoient toutes les bases du management et de la communication : « Mon président m’a inscrit pour que je soigne une grosse imperfection : je ne sais pas parler en public, je m’écrase devant mes subalternes, explique M. Ikara. Mais je ne pensais pas que ce serait aussi pénible. »
Fondé en 1979, le camp de l’enfer est à la fois le miroir et la caricature de l’entreprise nippone, qui connaît aujourd’hui sa plus grave crise depuis l’éclatement de la bulle financière. Quelque trente ans après sa création, cette école privée, avec ses baraquements simples, disposés en forme de U autour d’une cour d’exercice, est toujours plébiscitée par des grands patrons, qui n’hésitent pas à payer 300.000 yens (2.600 euros environ) pour « redresser » un salarié.
Dehors, sous les cerisiers dénudés par l’hiver, M. Ikara crie un discours à tue-tête face à un professeur. Le but de l’exercice est d’apprendre à s’exprimer clairement devant des employés. Un test simple. Subi dans le stress. Le bizutage est permanent, les cadres sont poussés à bout. Les maîtres mots sont : efficacité, rapidité, travailler plus pour… faire plaisir à son patron.
Ici, on ne parle pas, on hurle. On ne fait pas de discours, on répète en boucle le même texte. Les cadres apprennent à saluer, parler au téléphone, donner leur carte visite, obéir, se fustiger. « J’ai été nul, aujourd’hui ! », clament-ils dehors, par tous les temps. Pour surmonter le sentiment de honte, on les fait chanter en public devant une bouche de métro. Ils doivent aussi, comme test physique, marcher 40 kilomètres dans la montagne.
Interdits: ordinateurs, téléphones, magazines…
Comme tous ses camarades, M. Ikara a troqué son costard contre une tunique blanche recouverte de quatorze galons bleus, qui représentent les épreuves à passer. Sa mission : terminer le stage avec une tenue immaculée, signe du succès. L’école aime les symboles: il y a le mont Fuji, montagne sacrée et fédératrice ; l’aigle, emblème du camp, animal de puissance et de conquête qui orne le drapeau de l’école.
Les journées se ressemblent, mais la pression s’accentue progressivement. Réveil à 5 h 30, lever des couleurs, chants, exercices physiques, cours intensifs jusqu’au dîner, et révisions le soir. Ordinateurs, téléphones portables, magazines et jeux sont interdits. Une discipline de fer mais, comme à l’armée, les hommes peuvent fumer et boire du saké. L’extinction des feux a lieu à 22 h 30. Monsieur Ikara et ses camarades dorment ensemble, sur des matelas dépliés dans les salles de classe.
Seules les femmes connaissent un soupçon d’intimité. Mais elles sont peu nombreuses (2 %). Le camp est-il le reflet des inégalités du monde du travail, où rares sont celles qui accèdent à des postes à responsabilité ? « Je crois surtout que les stages sont trop durs pour les femmes », répond Hiroshi Takenobu, le directeur des études, un homme imposant, aux mains larges, employé ici depuis trente ans.
Pourtant, celles qui sont là, comme Yumiko Kabukuro, 26 ans, chef dans une usine de pachinko, un jeu typiquement nippon, ne se plaignent pas : « Les hommes plus âgés sont assez paternalistes, donc je me sens protégée. » Les coups de blues arrivent, tout de même.
« Avant de venir, je pensais que j’étais capable de tout faire moi-même, poursuit cette jolie jeune femme, qui doit prendre garde à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Je m’aperçois aujourd’hui que même mes formules de politesse ne sont pas adaptées. Je me sens misérable. Le plus dur, c’est que mes collègues me manquent, j’ai envie de retourner dans mon entreprise ! »
Les trois derniers jours sont les plus difficiles. Il faut ôter les derniers rubans. Parfois, Yumiko pleure, craque. Mais jamais elle ne songe à s’enfuir, la fugue serait considérée comme une rébellion par sa hiérarchie. Seuls 2 % des cadres abandonnent en cours de route, et sont immédiatement licenciés.
« Le record, c’est un stagiaire qui a disparu au bout de deux jours ! » confie M. Takenobu. Selon lui, le camp a pour fonction de se substituer à la famille et à l’éducation pour « redonner aux nouvelles générations la force et l’énergie de leurs ancêtres. Même s’ils ne changent pas du tout au tout, les cadres sortent transformés, parfois même dans leur vie personnelle, assure-t-il. Une épouse nous a appelés pour nous remercier ; au retour, son mari avait coupé sa barbe et il était plus à l’écoute. On a aussi beaucoup d’employés qui rempilent. »
Le fondateur de ce site, Yasuo Motohashi, préside toujours la cérémonie de clôture. Le septuagénaire arrive en voiture avec chauffeur, très digne dans son costume noir. Le camp est l’œuvre de sa vie, sa fierté : plus de 150 000 cadres supérieurs s’y sont fait « corriger ». À la nuit tombée, la cérémonie commence.
Tous les stagiaires se mettent à genoux, face aux armes du camp : 8, sur les 150, ont obtenu leur diplôme ; les autres repartiront avec un certificat de présence. Les lauréats sont félicités : « Vous avez gagné votre diplôme au prix de la sueur et des larmes. Maintenant, obéissez à votre patron, écoutez-le et sachez répercuter ses ordres. » Puis l’hymne du camp, Treize Jours en enfer, est entonné en chœur.
Gérant de l’école depuis sa création, M. Kashihara confie : « Quand les stagiaires sortent, ils découvrent que l’enfer, c’est dehors. » La cérémonie touchant à sa fin, la salle se vide en un clin d’œil. Le vieux fondateur reste seul, inquiet : « J’ai peur de revivre la catastrophe qui a suivi l’éclatement de la bulle, dans les années quatre-vingt-dix. Les entreprises n’avaient même plus les moyens de nous envoyer leurs cadres. »
Reportage publié dans VSD n°1643