Les larmes lui viennent aux yeux lorsqu’il évoque ses amandiers. Bill Diedrich n’est pourtant pas un tendre. Il a un profil d’aigle et la voix rocailleuse. Depuis que l’arrière-grand-père est arrivé d’Allemagne en 1892, sa famille est dans l’agriculture. Il aime cette région aride, cette vallée qui a inspiré Steinbeck. « J’ai la terre dans les veines, dit-il. C’est comme un artiste avec sa peinture. » Mais, aujourd’hui, la terre s’effrite sous les doigts. « Si la sécheresse continue, craint-il, ça va être l’apocalypse ici. »
Tous les matins, Bill fait le tour de ses terres dans son pick-up, ses lunettes de glacier sur le nez. Il roule sur les talus, au bord des canaux d’irrigation. D’un coup d’œil, il mesure l’état des oignons, l’avancée des asperges. Pour un endroit attaqué par l’une des sécheresses les plus sévères de l’histoire américaine, la vallée est étonnamment verte. Les amandes sont déjà sur les arbres, les grenades parées de leurs fleurs rouges.
Mais le paysage est trompeur. Les fermiers vivent sur leurs dernières réserves. Cette année, Bill Diedrich a laissé tomber le coton. Faute d’irrigation, il a mis 80 hectares en jachère, sur les 610 hectares que compte son exploitation. En vertu d’un système hautement complexe – et vieux de près d’un siècle –, l’eau qui descend de la Sierra Nevada est répartie de manière inégale entre les fermiers. Cette année, Bill a eu droit à 10 % de l’allocation normale, certains n’ont rien eu du tout, comme ce voisin qui cherche à vendre l’un de ses tracteurs. « Ses amandiers commencent à se tasser », constate le fermier, le coeur serré.
Troisième année de sécheresse consécutive
Ce n’est pas la première sécheresse en Californie. Les anciens se souviennent du choc de 1977, lorsque des vergers entiers ont dépéri. En 2011, année faste, les fermiers ont reçu 80 % de leur ration. En 2013, 20 %. « Zéro pour cent, ça n’était jamais arrivé », indique Joe Del Bosque, membre de la Commission sur l’eau mise en place par l’Etat.
Surtout, c’est la troisième année de sécheresse consécutive. Le 26 avril, le gouverneur Jerry Brown a publié une déclaration d’état d’urgence – la deuxième en trois mois – demandant aux habitants de réduire leur consommation d’eau de 20 %. « Les conditions d’extrême sécheresse vont encore empirer pendant l’été », a-t-il averti.
Dans la vallée de San Joaquin, les exploitants sont réduits à des dilemmes cornéliens : il faut sacrifier une part de la production. Mais quoi ? La tomate ou la luzerne ? Le melon ou le broccoli ? Faut-il creuser un puits, au risque de s’endetter pour un million de dollars (plus de 720 000 euros) alors qu’il va peut-être tomber des cordes en 2015 ? « C’est l’un des jeux de société les plus compliqués qu’on puisse inventer », grince Bill Diedrich.
La California Farm Water Coalition estime que 3 200 km2, soit près de 10 % des terres cultivées, pourraient être laissées en jachère en 2014. Or la Californie assure 60 % de la production nationale de fruits et de noix et 51 % de ses légumes. Les prix agricoles pourraient flamber dès cet été.
« Pas une goutte de plus que nécessaire »
Les agriculteurs essaient en priorité de sauver les amandiers. Il y a trente ans, la vallée de San Joaquin était plantée de céréales, d’orge, de tomates. L’irrigation est devenue tellement onéreuse – avec le goutte-à-goutte à la racine même des plantes – que les exploitants se sont reconvertis dans des cultures plus rentables. La production d’amandes a doublé depuis 2006 dans la vallée. Elle consomme beaucoup d’eau, mais Bill Dietrich assure qu’il ne gâche rien, et se soucie de l’environnement, preuve à l’appui : il saute de sa camionnette et s’en va planter sous un bosquet une sonde métallique. « Voilà, triomphe-t-il, en retirant la tige. A cette profondeur la terre est sèche. On n’arrose pas une goutte de plus que nécessaire. »
La pénurie a encore accentué les « guerres de l’eau », comme l’a remarqué Barack Obama quand il est venu en février à Firebaugh en faisant immédiatement part de son intention de ne pas s’en mêler. Joe Del Bosque avait été choisi pour recevoir le président dans sa ferme.
Aujourd’hui, ce fils de migrant est à la tête d’une exploitation qui emploie plus de 300 ouvriers pour récolter les melons. « En 2013, j’ai acheté des réserves d’eau malgré le prix astronomique, soupire-t-il. Heureusement, car c’est la seule eau qu’on aura cette année. » Cela suffira pour les asperges, les amandiers, mais pas pour tous les melons. « On en vient à sacrifier la production qui créée des emplois », se désole-t-il.
Quelque 20 000 emplois de travailleurs agricoles sont menacés. Le président Obama a promis une aide d’urgence de 183 millions de dollars, mais les fermiers ne décolèrent pas. Ils veulent de l’eau. Et ils savent qu’il en reste, plus haut vers le nord, dans les réservoirs.
« L’homme plutôt que le poisson ! »
Pour eux, la sécheresse est surtout artificielle. « C’est une sécheresse causée par l’homme », accuse Joe Del Bosque. « Un problème de stockage », renchérit Bill Diedrich. Les responsables de l’Etat n’ont pas stocké l’eau au moment des grandes inondations de 2012. Et maintenant, alors qu’il n’a pratiquement pas plu de l’hiver, il faut partager le peu qui reste dans les réservoirs avec l’écosystème, les poissons et les défenseurs de l’environnement.
Depuis la grande sécheresse des années 1970, des réglementations réservent une part de l’eau pour l’écosystème et réduisent d’autant celle dévolue à l’agriculture. Les fermiers sont unanimes à réclamer une révision de la loi sur les espèces en danger. « Los Angeles consomme la même quantité qu’il y a vingt ans, explique Joe Del Bosque. Ici, on produit 30 % de plus avec 30 % d’eau en moins. Comment se fait-il que l’environnement ait besoin d’autant ? Et quel est le résultat ? C’est bien de chercher à améliorer l’écosystème, mais nous, on veut subsister. »
Devant le restaurant The Farm-er’s Daughter, il reste un panneau datant de la dernière manif : « L’homme plutôt que le poisson ! » La « fille du fermier », LaVonne Allen, est aussi épouse et belle-sœur d’agriculteur. « Et ancienne prétendante au titre de Miss Californie », se flatte-t-elle. Son restaurant, qui est le dernier non mexicain de la commune, est le quartier général des anti-écolos.
« A chaque fois qu’il est question de construire un barrage, ils trouvent une espèce à protéger, un poisson, une grenouille », s’exclame-t-elle. En 2013, les Allen ont éliminé le coton, pour la première fois. Cette année, ce sont les melons. « D’accord, on a une assurance qui paie plutôt bien, reconnaît Joel, le mari. Notre revenu est garanti. Mais ça ne résout pas le problème. »