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Des sociétés qui mettent en scène la faillite de certains de leurs sites de production pour s’en séparer plus facilement, qui organisent la chute de leurs revenus afin d’en justifier la fermeture et les licenciements qui en découlent; Qui, en résumé, imputent à la conjoncture et au marché leurs propres orientations stratégiques, depuis 2000, les économistes de la Banque Mondiale appelle cela du tunneling.

Par Caroline Castets

Une pratique encore relativement peu connue mais de plus en plus répandue chez les grands groupes internationaux. Ceux-là mêmes qui, depuis quelques années et

“sous couvert de la crise”, y ont recours pour restructurer à moindre frais et à moindre risque, indique Nadine Levrato.

Professeure d’économie et spécialiste des cessions d’entreprises, elle évoque un procédé consistant à habiller en “morts naturelles” les fermetures de sites sains et rentables pour un résultat final nettement plus avantageux qu’une restructuration menée à visage découvert. Surtout, elle pointe un phénomène qui, bien qu’encore discret, tend à se généraliser en toute impunité.

Spécialiste du droit du travail, plusieurs condamnations de multinationales à son actif, Me Fiodor Rilov connaît et confirme. Selon lui, aucun doute : on est là plus près de la pratique récurrente que du fantasme syndical.
Fausse faillite et vraie restructuration
A l’origine du phénomène, une réalité organisationnelle. Celle qui, explique Me Rilov, veut qu’aujourd’hui l’activité d’un groupe s’organise autour d’une entité décisionnaire – la maison mère – et d’unités secondaires – ses usines et sites de production – dont l’activité dépend de la première. “Si bien que ces sociétés qui apparaissent autonomes sur le plan juridique sont en réalité gérées comme des ateliers du XIXe siècle recevant leur volumes de production du siège.”
Que celui-ci décide de le réduire et leur chiffre d’affaires s’effondre. Qu’il en vienne à le supprimer, quelles que soient les raisons- après avoir transféré ses actifs valorisables vers d’autres sites, s’entend – et c’est la faillite assurée. Autrement dit, la fermeture “légitimée” et, pour le groupe, la restructuration facilitée même si, les experts en conviennent, la plupart des entreprises adeptes du procédé optent pour une mise en œuvre à la fois moins radicale et plus discrète. “Un grand groupe ne coupera pas le robinet du jour au lendemain, explique Me Rilov. Il procédera par étapes afin de réduire les volumes progressivement. Afin que les difficultés dues à l’entreprise apparaissent crédibles.” Autrement dit, qu’elles semblent venir du marché. De la conjoncture. De la concurrence. En un mot, de l’extérieur.
Justifier la fermeture et amortir ses effets
Une opération dont l’enjeu est de taille. Mr Rilov résume : “L’objectif premier – notamment pour les très grosses structures – consiste à s’offrir une justification sociale, juridique et industrielle.” En d’autres termes, à rendre la fermeture inévitable afin de légitimer les licenciements.
Là encore, l’intérêt est fondamental. D’abord parce qu’il se traduira par une importante économie de coûts avant, pendant – la gestion des aspects sociaux dans un plan de restructuration mobilisant parfois jusqu’à 80 % des forces du groupe et coûtant extrêmement cher – et après, en limitant le nombre d’attaques aux prud’hommes puisque, on le sait, tout projet de restructuration débouche de manière quasi-inévitable sur un conflit social.
Ensuite parce qu’être en mesure de dire “c’est la faute du marché” dans le cadre d’une fermeture de site – ce qui, encore une fois, reste la vertu première du tunneling – permet d’en limiter sensiblement les effets en termes d’image. D’introduire une dose de fatalisme dans les perceptions non seulement des salariés concernés mais aussi de l’ensemble des publics de l’entreprise – syndicats, médias, consommateurs, voire politiques – pour émousser la contestation ; que celle-ci prenne la forme de contentieux au tribunal ou, tout aussi coûteux sinon plus, d’attaques médiatiques ou politiques. Autrement dit, d’atteintes à l’image.
Cynique mais pragmatique et efficace
Pour Me Rilov, la mécanique est rôdée et la logique – qui revient tout simplement pour les grands groupes à “gérer les contraintes de façon hyper-optimisée” – sans failles. “Ils savent qu’il est extrêmement délicat de fermer une usine lorsqu’on affiche des résultats ultra-bénéficiaires et que la plus sûre façon d’y parvenir consiste à dire qu’elle va mal”, résume-t-il. Reste ensuite à donner de la cohérence au récit. A réduire progressivement le périmètre d’activité du site concerné afin de “confectionner un motif économique” destiné à rendre le message non seulement crédible mais aussi visible par l’opinion comme par les salariés.
Objectif : convaincre l’ensemble des protagonistes du caractère inéluctable de la fermeture. “La faire apparaître comme inévitable alors qu’elle est totalement artificielle.” Un procédé cynique mais pragmatique et, surtout, extrêmement efficace puisque, à en croire les observateurs, il passe totalement inaperçu. Au point de s’apparenter aujourd’hui à un “mode de gestion systématisé” chez les groupes et, chez les autres, à une pratique de plus en plus largement admise.
lenouveleconomiste.fr

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