La puissance de Gazprom (Locatelli, 2007 ; Teurtrie, 2008 ; Dasseleer, 2009 ; Defeuilley, 2009) inquiète de nombreux décideurs politiques européens et divers analystes depuis le début des années 2000, car elle est corrélée au retour au premier plan de la Russie dans les relations internationales. Moscou s’affirme à nouveau comme un pôle totalement indépendant et sûr de sa force dans les affaires mondiales et européennes (Rucker, 2003 ; Tinguy, 2008 ; Reljic, 2009). Dans ce contexte, l’internationalisation croissante des entreprises russes suscite la crainte du retour d’une forme d’impérialisme russe. Dans cette optique, Gazprom serait un bras armé du Kremlin et un instrument diplomatique, une sorte de vecteur d’influence dans les anciennes républiques soviétiques et dans l’Union européenne (Verluise, 2006).
Par Yann RICHARD
Cette approche, fondamentalement géopolitique, n’est pas dénuée de fondement mais on peut se demander si elle est suffisante. Les relations entre Gazprom et l’UE relèvent-elles uniquement de ce qu’Yves Lacoste appelle une situation géopolitique (Lacoste, 1993) ? L’entreprise Gazprom est-elle un acteur géopolitique ? Une volonté de domination se cache-t-elle derrière l’internationalisation de cette entreprise ? Plus généralement, existe-t-il une relation frontale entre une Union européenne qui se débattrait dans sa dépendance énergétique extérieure et une Russie qui pratiquerait une forme masquée d’impérialisme ?
Dans cet article, on tentera de donner une réponse nuancée à ces questions. Premièrement, l’interprétation géopolitique des activités internationales de Gazprom et de la politique énergétique russe en général n’est justifiée que dans certain cas (Finon, Locatelli, 2006 ; Sébille-Lopez, 2006 ; Radvanyi, 2002). Deuxièmement, là où l’on voit de la géopolitique et une volonté de domination, il s’agit parfois plutôt de recherche de bénéfices et de rentabilité, dans une logique économique et industrielle. Troisièmement, les relations avec l’Union européenne révèlent davantage l’existence de divisions profondes entre les pays membres qu’une simple opposition frontale entre l’UE et la Russie. L’analyse des relations énergétiques entre celles-ci permet par ailleurs de pointer du doigt le souhait grandissant de certaines grandes firmes européennes de participer directement au pilotage de la relation avec la Russie, dans la cadre d’une connivence avec Gazprom, sans devoir rendre de comptes aux institutions européennes. En conséquence, on peut se demander si ce ne sont pas deux modèles d’intégrations énergétique régionale qui sont en concurrence plus que deux acteurs : l’un promu par la Commission européenne et le Parlement européen, relativement isolés dans une Union divisée, l’autre porté par les firmes.
I. La relation énergétique Russie – UE est-elle aussi importante pour les deux partenaires
A. Un contexte énergétique trouble depuis deux décennies
Une relation énergétique stable avec la Russie est dans l’intérêt de l’Union européenne car les régions productrices d’hydrocarbures du Moyen Orient et certaines régions de transit sont chroniquement instables. Comme beaucoup de consommateurs fortement dépendants, les pays de l’Union européenne doivent diversifier les fournisseurs et les itinéraires d’importation (Noël, 2008). La Russie présente de nombreux avantages : elle est proche, elle est un fournisseur traditionnel fiable et elle est stable sur le plan intérieur.
L’Union européenne est de plus en plus dépendante des fournisseurs extérieurs pour satisfaire sa consommation (fig. 1) (Commission européenne, 2000 et 2006 ; Stoffaës, 2010). Cette dépendance est amenée à croître. Elle passera à 70 % d’ici 2020. Pour le pétrole et les produits pétroliers, elle passera à 85 % voire 90 % en 2020 et à 79 % pour le gaz. La Russie entre parfaitement dans cette stratégie de diversification et sa proximité géographique la rend d’autant plus attrayante. D’ailleurs, certains pays européens sont fournis à plus de 75% de leur consommation finale par la Russie, notamment la Finlande et de nombreux nouveaux pays membres.
Figure 1 : Part de la Russie dans les importations de pétrole et de gaz naturel des pays de l’UE 27
B. La Russie : un acteur énergétique de poids
Malgré une baisse de sa production de pétrole depuis la fin des années 1980, la Russie est un acteur de poids sur le marché mondial des hydrocarbures. Elle peut être assimilée à une puissance énergétique de premier ordre (Milov, Coburn, Danchenko, 2006 ; Rahr, 2008). Elle est 1er ou 2eme exportateur de pétrole selon les années et le 2eme producteur, même si des interrogations existent sur la taille réelle de ses réserves. Toutefois, la Russie n’est pas une alternative à très long terme pour le pétrole, mais elle peut jouer un rôle d’appoint à court et moyen terme pour l’UE. Elle est d’ailleurs le premier fournisseur de pétrole de l’UE 27 (fig. 2). En revanche, le secteur gazier est plus intéressant car la Russie possède les plus grandes réserves mondiales de gaz. Sa part recule dans les importations de l’actuelle UE 27 depuis la fin des années 1990, sous l’effet d’une volonté européenne de diversification des sources d’approvisionnement. Mais elle est son premier fournisseur de gaz naturel.
De plus, en dehors de ses réserves, la Russie est un partenaire incontournable de l’Union européenne à cause de l’immensité de son territoire. Certains Etats situés dans son voisinage possèdent des ressources importantes qu’ils doivent faire transiter par le territoire russe pour exporter vers l’Europe de l’occidentale (Kazakhstan et Turkménistan surtout). Cela est dû à la géographie des réseaux de gazoducs et oléoducs hérités de la période soviétique (Nies, 2008 ; Didelon, Grasland, Richard, 2009 ; Ericson., 2009).
Figure 2 : Taux de couverture* de la consommation de gaz de l’UE 27
Source : Eursotat, 2009
* couverture : part de la production de l’UE dans sa consommation finale
Figure 3 : Le réseau des gazoducs dans la région Euromed (2007)
C. Une relation énergétique stable est dans l’intérêt de la Russie aussi
La Russie a aussi de nombreuses raisons d’entretenir une relation saine et durable avec l’UE (Buckrell, Dubien, 2004 ; Richard, 2009) :
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le pétrole et le gaz représentent une grande part des recettes de l’Etat (25 % du PIB) ;
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l’Union européenne est un client solvable et stable et elle absorbe 75 % de ses exportations de pétrole et de gaz (International Energy Agency, 2010) ;
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la Russie a de grands besoins en investissements et en technologies auxquels l’Etat russe et les entreprises russes – privées ou publiques – ne sont pas capables de faire face ;
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les entreprises pétrolières russes privées et Gazprom sont contraintes de se développer en dehors de Russie. Le gouvernement russe les oblige à vendre leurs matières premières énergétiques à des prix très bas sur le marché intérieur. C’est à l’exportation qu’elles peuvent réaliser leurs plus grands bénéfices. Or l’Union européenne est leur premier marché d’exportation.
D. Qui dépend de qui finalement ?
La relation énergétique entre la Russie et l’Union européenne est souvent posée en termes de dépendance. C’est un mot qui revient très souvent dans les publications de la Commission européenne sur l’énergie. Or, le taux de dépendance est souvent appliqué aux importations. De fait, il est vrai que la Russie est bien un des principaux fournisseurs de matières premières énergétiques à l’Union européenne. Elle fournit plus de 75 % des importations de gaz naturel de la plupart des membres orientaux de l’Union européenne. On atteint un niveau de 100 % pour les pays suivants : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Slovaquie, Bulgarie. Le niveau de dépendance est de 97 % pour la Roumanie. Mais on oublie souvent de dire que le gaz représente souvent une petite part du mix énergétique dans la consommation des pays membres de l’Union européenne. Si on rapporte les importations de gaz russe à la consommation finale énergétique des de l’UE, la part du gaz russe est à son maximum en Hongrie, Roumaine et Slovaquie mais avec un niveau compris seulement entre 27 et 29 %. A l’exception de ces trois pays et de la République tchèque, le niveau de dépendance des autres membres est toujours inférieur à 12 %. Une fois que la situation est présentée en ces termes, on peut se demander qui dépend le plus de l’autre : la Russie ou bien l’UE ?
II. L’Union européenne et son modèle d’intégration régionale
Dans ce contexte, l’Union européenne tente de mettre sur pied une relation énergétique régulée avec la Russie afin d’en faire un partenaire prévisible et sûr sur le long terme. La Commission européenne est ainsi à l’origine d’un modèle d’intégration énergétique régionale qui s’appuie sur le partage de normes et de règles communes. Toutefois, elle est isolée car ses initiatives rencontrent peu d’enthousiasme dans les pays membres et dans les pays tiers visés. En réalité les divisions internes qui fragilisent la crédibilité de l’Union européenne dans son dialogue avec les fournisseurs sont nombreuses. Il existe des divergences de vue : entre pays membres qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes politiques, entre les pays membres et la Commission européenne, entre ces acteurs institutionnels et les firmes.
A. Le modèle d’intégration de l’Union
L’UE est maintenant reconnue comme un acteur des relations internationales. Dans ses relations extérieures, elle applique des méthodes qu’elle s’est appliquée à elle-même : exportations de normes, partenariats, coopérations renforcée, liens contractuels et juridiquement contraignants, etc. L’objectif de l’Union est d’inciter les partenaires à adopter des règles et des normes qui rendent leurs comportements prévisibles (socialisation) en dépolitisant et en dépassionnant les relations dans quelques domaines. Dans l’idéal, l’UE promeut des transferts de souveraineté. Pour progresser dans ce sens, elle utilise des instruments variés dans son action extérieure pour y parvenir : politique européenne de voisinage avec les pays proches et partenariat oriental (agrémenté d’accords d’association renforcés), espaces communs avec la Russie, etc.
L’UE déploie une véritable action régionale dans le domaine énergétique afin d’exporter certaines de ses règles et normes vers les pays proches et de sécuriser ses fournitures et ses itinéraires d’importations. Par exemple, elle est en train de construire son marché intérieur de l’énergie et essaie d’y associer des pays proches. La Moldavie et les pays des Balkans occidentaux en font déjà partie. L’Ukraine et la Turquie ont un statut d’observateurs.
Outre cela, l’Union promeut la Communauté de l’énergie et le Traité de la charte de l’énergie. En 1991, la Charte européenne de l’Energie fut signée par 51 Etats. Les pays signataires, dont les Communautés européennes et les pays membres de la CEE puis de l’UE, se sont engagés à respecter la Charte et à développer leur coopération dans le domaine énergétique. Mais la charte n’a aucun caractère contraignant. Elle pose simplement un cadre de coopération internationale. La majorité des pays concernés (49 initialement) a signé en 1994 le traité sur la Charte de l’énergie. Il s’agit d’un document beaucoup plus contraignant qui encourage la coopération et instaure des garanties juridiques dans divers domaines (conditions stables et transparentes pour les investisseurs étrangers, généralisation de la clause de la nation la plus favorisée, facilitation du transit des matières et des produits énergétiques, règlement pacifique des litiges, définition de normes et d’une base juridique communes, etc.).
L’UE met en œuvre d’autres initiatives régionales en direction des voisins orientaux riverains de la mer Noire et de la mer Caspienne. Elle promeut entre autres l’Initiative de Bakou et a signé des protocoles d’accord avec plusieurs pays, afin de construire un pont énergétique entre l’Asie centrale et l’Europe en créant un marché commun de l’énergie avec les pays de cette zone. Ces pays sont censés aligner à terme leur législation sur l’acquis européen.
B. La Russie et d’autres pays ne veulent pas de ce modèle d’intégration très normatif
Pour l’instant, le bilan de ces initiatives régionales est maigre, notamment en Russie. Le modèle européen d’intégration suscite des réticences car il suppose des transferts de souveraineté en imposant des règles et des normes conçues ailleurs qu’en Russie, notamment pour le règlement des contentieux. De plus, en tentant d’ouvrir un corridor énergétique passant par le sud dans un marché européen énergétique élargi, ce modèle d’intégration prive la Russie de son statut d’interface entre Europe et Asie centrale. Les normes et règles européennes visent à rompre la distorsion de concurrence qui existe actuellement au détriment de l’UE et au profit de la Russie : il existe une dissymétrie entre le marché européen très ouvert et le marché russe relativement fermé. Le Kremlin ne souhaite rien changer dans cette situation.
Enfin, il existe de nombreux motifs de désaccords entre la Russie et l’Union :
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L’UE reproche à la Russie de rejeter le principe de libre concurrence en restreignant l’accès à son marché intérieur et à ses ressources par des entreprises non russes.
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La Russie rejette le principe de séparation patrimoniale institué par le 3eme paquet énergétique européen en 2009 : ce principe pose qu’une entreprises, européenne ou non, ne peut pas être en même temps propriétaire des infrastructures sur la totalité de la chaîne énergétique (extraction – production, transport, distribution). Ces étapes de la chaîne doivent être opérées par des acteurs industriels différents.
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La Commission européenne estime que l’UE est trop dépendante des exportations russes, ce que nie la Russie.
La Commission a également maille à partir avec certains pays membres qui font de la résistance face aux tentatives de communautarisation de la politique énergétique mises en œuvre par la Commission et le Parlement européen. Les grands pays de l’Europe occidentale ont par exemple réussi à atténuer la rigueur du principe de séparation patrimoniale prévu par le 3eme paquet énergétique et traînent toujours les pieds pour traduire en droit national certaines dispositions du 2eme paquet. Cela explique que la Commission européenne a entamé une action en justice contre 25 pays membres, qu’elle accuse de ne pas ouvrir suffisamment leur marché énergétique domestique à la concurrence, ce qui est une infraction à la législation communautaire. La Commission émet des reproches plus précisément sur les points suivants : les gestionnaires de réseaux de transport de gaz et d’électricité ne diffusent pas assez d’informations ; il n’y a ni coordination ni coopération entre les gestionnaires nationaux de réseaux de transport d’énergie ; les Etats ne prennent pas de sanctions contre les violations des dispositions communautaires ; les tarifs ne sont toujours pas déréglementés, etc. En bref, la Commission reproche aux Etats de ne pas œuvrer pour l’accomplissement du marché européen de l’énergie et d’entretenir des logiques nationales.
III. Le modèle d’intégration mis en œuvre par la Russie : jouer des divisions internes de l’UE et utiliser plusieurs méthodes
A l’opposé des actions de la Commission européenne, la Russie promeut un modèle d’intégration fondé sur la multiplication de relations bilatérales qui court-circuitent les institutions européennes et même certains pays situés dans l’est de l’Union européenne. Il s’agit de relations bilatérales directe set pragmatiques de pays à pays ou de firmes à firmes, dans le cadre desquelles la marge de manœuvre de Gazprom est plus grande. Ce modèle d’intégration fondé sur l’empilement de relations bilatérales marche d’autant mieux qu’il va dans le sens des intérêts de nombreuses firmes européennes et de plusieurs pays membres de l’UE, en contradiction avec certaines dispositions contenus dans les directives énergétiques votées ces dernières années par le Parlement européen. On peut donc considérer qu’il existe dans ce domaine une forte connivence entre de nombreux acteurs industriels et étatiques européens et russes, par-dessus la tête des institutions européennes.
A. Une méthode très classique de déploiement international pour Gazprom : la prise de participation
Les méthodes utilisées par la Russie et les acteurs énergétiques russes pour renforcer les liens avec l’ouest de l’Europe sont variées.
Cela passe d’abord par des prises de participation directes par les entreprises énergétiques russes et dans les réseaux de conduites dans de nombreux pays européens :
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Gazprom a des participations dans des entreprises de transport situées en Allemagne, en Finlande, en Pologne, en Slovaquie et au Belarus (50% de Beltransgaz et 48% d’EuroPolGaz).
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Gazprom possède des actifs dans des entreprises de distribution, marketing et vente en Allemagne, Autriche, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Suisse. Dans les pays baltes, par exemples, ses positions sont très solides. Gazprom est donc directement impliqué dans la vente de gaz aux consommateurs de certains pays qui sont par ailleurs dépendants de la Russie pour la totalité de leurs importations et de leur consommation.
Cela prend aussi la forme d’une pénétration indirecte en utilisant des partenaires européens comme tremplin avec la création de filiales communes :
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Gazprom renforce ses partenariats avec quelques énergéticiens allemands : création en 1993 avec BASF (par le biais de sa filiale Wintershall, premier producteur allemand de gaz et de pétrole) d’une société mixte commune (aujourd’hui à 50/50), Wingas, spécialisée dans la distribution de gaz en Allemagne et dans des pays voisins. Cela permet à Gazprom d’accéder aux consommateurs allemands finaux et à ceux d’autres pays. Wingas est utilisée par Gazprom comme un tremplin vers d’autres marchés qu’elle n’arriverait pas à atteindre seule. Cela se fait de plusieurs façons : acquisitions faites par Wingas sur des marchés en dehors d’Allemagne, création de filiales (Wingas Europe) et participation de Wingas à des investissements dans divers pays européens (financements d’infrastructures).
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Wingas Europe est chargée de distribuer du gaz en Europe, à côté de Wingas dont les activités restent majoritairement localisées en Allemagne. Wingas Europe doit permettre à Gazprom de livrer du gaz au Royaume-Uni en passant par le gazoduc BBL qui relie le Royaume Uni au gazoduc NordStream. Enfin, en juin 2007, la Commission européenne a permis que la société HydroWingas Ltd (Royaume-Uni), contrôlée conjointement par Norsk Hydro Limited et Wingas GmbH, soit reprise en totalité par Wingas.
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Gazprom protège ses intérêts en Europe en investissant dans le stockage.
B. Créer une communauté d’intérêt à long terme : des consortiums européens pour mettre la Commission et le Parlement devant le fait accompli
Afin de créer une forme de connivence avec les firmes énergétiques européennes, Gazprom et le Kremlin favorisent la création de consortiums et le développement de relations bilatérales privilégiées avec certains pays membres de l’UE. Dans cette démarche, l’Allemagne est une cible privilégiée et est utilisée comme un cheval de Troie pour entrer dans le marché communautaire. Et Gazprom commence à faire pareil avec la France et l’Italie. Tout cela se fait dans le cadre d’une diplomatie bilatérale qui court-circuite la Commission. L’objectif de Gazprom est de se positionner en bas de la chaîne énergétique pour capter la valeur ajoutée en fournissant les clients finaux sur les marchés domestiques des pays membres de l’Union. L’objectif des énergéticiens européens est de mieux se positionner en haut de la chaîne en accédant aux gisements. Plusieurs consortiums sont déjà constitués ou en voie de l’être :
Le consortium Nordstream
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Gazprom possède 51% des actions de la société qui doit gérer cette conduite. Les entreprises allemandes E.ON Ruhrgas AG et Wintershall Holding AG, le néerlandais Gasunie et Suez-GDF détiennent le reste du capital.
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Ce consortium finance la construction du gazoduc transbaltique qui reliera directement l’Allemagne à la Russie. Bien que figurant sur la liste des infrastructures prioritaires établie par un groupe de travail rassemblant des membres de la Commission européenne et des membres de l’administration russe, le projet a abouti grâce à la relation très privilégiée qui existait entre l’ancien chancelier Schröder et le président Poutine. Ce projet a suscité de vives inquiétudes en Pologne et dans les pays Baltes qui se son sentis court-circuités et révèle le poids considérable de l’Allemagne dans la relation énergétique entre l’Union européenne et la Russie (Götz, 2006a, 2006b et 2009 ; Bros, 2009).
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Les avantages sont multiples : c’est bilatéral au détriment d’une relations Russie – UE ; cela crée une collusion entre l’Etat allemand et la Russie car le champion national intégré dans le consortium accède à des ressources en Russie et garantit son approvisionnement (échanges d’actifs) ; la Russie reste majoritaire ; Gazprom accède aux marchés domestiques en aval, là où la valeur ajoutée et les bénéfices sont les plus grands ; les pays impliqués sont assez nombreux pour éviter des réactions de la Commission.
Le consortium South Stream
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Ce projet doit concurrencer le projet Nabucco ; il implique un plus grand nombre de pays européens que le Nordstream : l’Italie, la Bulgarie, la Hongrie, la Grèce, la Slovénie et la France, ainsi que la Turquie et la Serbie. L’Autriche semble vouloir se joindre au projet, bien que les pourparlers patinent, et la Roumanie a fait part de son très grand intérêt.
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1 Dépêche de l’agence ITAR TASS, 14 novembre 2009.
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Un si grand nombre partenaires a rendu le lancement difficile pour la Russie en démultipliant les négociations. Mais c’est un gain politique et économique à long terme. Si l’Autriche donne son accord, le South Stream sera soutenu par un quart des pays membres de l’Union. Il sera dans ces conditions difficile pour la Commission de ne pas le considérer comme prioritaire. Le premier ministre russe ne s’y pas trompé en déclarant en novembre 2009, lors du bouclage des négociations avec la Slovénie : « La Russie a obtenu le feu vert de tous les partenaires pour le projet South Stream… Nous avons signé aujourd’hui un accord définitif avec tous les partenaires européens en obtenant ainsi l’aval à la pose du gazoduc South Stream… Nous avons effectué un travail immense, des deux côtés… South Stream devient ainsi le grand projet européen1 ».
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Les pays de l’Europe du Sud-Est voient dans le South Stream une double sécurité car il est prévu de construire également des sites de stockage sur le territoire de la Hongrie, de la Roumanie et de la Serbie.
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En promouvant ce tube, Gazprom s’implante sur deux grands marchés de l’Europe de l’ouest (voir encadré infra).
Dans ce processus fondé sur des actions bilatérales au détriment d’une démarche européenne communautaire, la complicité de nombreux pays européens avec les acteurs russes est évidente :
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Ceux de l’Europe du sud et sud-est ont le souvenir des coupures de gaz et veulent diversifier leurs itinéraire d’approvisionnement. Le South Stream est donc fortement désiré.
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Les principaux membres de l’UE ont tout fait pour limiter la portée du 3eme paquet énergétique sur le principe de la séparation patrimoniale (elle nuirait à la stabilité financière du secteur). Le texte voté par le parlement européen au printemps 2009 prévoit trois possibilités : une dissociation intégrale des structures de propriété, un gestionnaire de réseau indépendant, ungestionnaire de transport indépendant.
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Les grands pays ouest européens cherchent à promouvoir et à protéger leurs champions nationaux. Or ces deniers obtiennent des parts dans des gisements russes de gaz en entrant dans le capital des consortiums et en ouvrant un accès à leur marché domestique à Gazprom (avec l’accord de leur gouvernement). C’est ce qui incite à penser qu’il y a une communauté d’intérêt économique entre les entreprises européennes, certains Etats membres de l’UE, Gazprom et l’administration russe. L’objectif est de sécuriser le flux de gaz et trouver les moyens de rentabiliser les énormes investissements consentis pour son transport et son extraction.
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Ces initiatives fragilisent le projet de gazoduc Nabucco, porté essentiellement par la Commission européenne, en le rendant inutile. Même si ce tube était construit, il est probable que le Kazakhstan et le Turkménistan ne seraient pas en mesure d’y injecter du gaz. Ces pays vendent en effet la plus grande partie de leur gaz à la Russie qui le fait transiter sur son territoire pour l’expédier vers l’Union européenne.
Conclusion
Une lecture strictement géopolitique des relations énergétiques entre l’Union européenne et la Russie est trop réductrice (Sagers, 2006). Il n’est pas pertinent non plus de dire que cette relation fonctionne sur un mode frontal et qu’elle prend uniquement la forme d’une opposition entre deux acteurs opposés par des intérêts toujours divergents voire antagonistes. De même, affirmer que l’UE se met elle-même dans les rets de la pieuvre Gazprom est une outrance qui ne rend pas compte des faits.
Gazprom inquiète car c’est une entreprise géante qui s’adosse au pouvoir politique russe. De ce fait, elle est un élément fort de la diplomatie mise en œuvre par le Kremlin. Mais la lecture géopolitique s’arrête là. D’autres logiques, plus économiques et industrielles, président au déploiement international de l’entreprise gazière russe. Celle-ci, comme toute entreprise normalement constituée, cherche à faire des bénéfices et des placements rentables pour assurer sa pérennité. Cette nécessité est d’ailleurs évoquée de façon explicite par l’entreprise elle-même sur son site Internet. Le conseil d’administration de l’entreprise s’y plaint de manière non dissimulée des contraintes qui pèsent sur l’entreprise sur le marché domestique russe.
En réalité, la composante géopolitique de la relation énergétique Russie – Union européenne est peut-être plus interne qu’externe (Grand, 2009). L’UE est traversée par de nombreuses et profondes divisions. La Commission européenne et la Parlement européen promeuvent une intégration régionale énergétique élargie aux pays voisins (Commission européenne, 2007 et 2008 ; Grand, 2009). Cette méthode repose sur l’instauration de liens contractuels et réglementés, parfois contraignants. Il est demandé aux pays fournisseurs ni plus ni moins de s’aligner sur les normes européennes et sur l’acquis européen en matière énergétique. C’est un modèle rejeté par la Russie et mal accepté par de nombreux pays membres. Malgré de timides avancées récentes (Conseil de l’Union européenne, 2010), ces derniers résistent autant que possible à la communautarisation de la politique énergétique, estimant que la Commission s’immisce dans ce qu’ils considèrent comme un domaine d’action placé au cœur de leur souveraineté.
Alors que les initiatives de la commission rencontrent des résistances, l’intégration énergétique s’opère par l’entrecroisement de démarches politiques et industrielles bilatérales. Les firmes énergétiques européennes, souvent encouragées par les gouvernements de leur pays d’origine, y contribuent en intégrant les consortiums créés par Gazprom pour financer les deux grandes conduites Nordstream et South Stream. On assiste donc à une lutte d’influence interne à l’UE, entre la Commission et le Parlement d’un côté et les pays membres et les firmes de l’autre. La cacophonie européenne est parfois ressentie comme un gêne par les partenaires de l’UE (Lynch, 2006). Mais en l’occurrence, l’habileté de Gazprom et de l’administration russe réside dans leur capacité à comprendre ces divisions et à travailler avec les bons interlocuteurs, c’est-à-dire ceux qui privilégient une approche pragmatique et économique de l’intégration. Plus qu’une opposition UE – Russie, c’est une opposition entre deux modèles d’intégration qui se joue et la ligne qui sépare ces deux modèles passe au cœur même de l’Union.
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Notes
1 Dépêche de l’agence ITAR TASS, 14 novembre 2009.
Yann Richard
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – UFR de Géographie – UMR Ladyss 7533 – yrichard@univ-paris1.fr