J’ai déjà indiqué ici, avec toutes les réserves qu’impose mon ignorance des détails, que la politique russe en Ukraine, et singulièrement à l’égard de la Crimée était, sinon prévisible, du moins fort logique, et même compréhensible. Je dis cela avec toute la froideur que requiert, au-delà de mon goût pour les bons mots et l’ironie, le suivi de l’actualité internationale.
Par aboudjaffar
L’évolution de la crise ukrainienne m’échappe largement car elle ne m’intéresse pas au-delà des articles lus ici ou là et qui relèvent de la culture générale.
Je reste, en revanche, extrêmement attentif aux arguments des uns et des autres, ici, en France, où ce qui aurait pu être un débat entre adultes a tourné au pugilat.
On assiste ainsi, depuis des semaines, à de fascinantes contorsions, à de merveilleux retournements de vestes, et même à des coming out venant d’un peu partout.
La rationalité, à supposer que certains en aient un jour été capables, a cédé rapidement le pas à des coups de menton qui cachent mal un mélange de fascination malsaine pour la force armée et une série de certitudes idéologiques, glanées à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, qui ont en commun d’être à la fois creuses, incohérentes et nauséabondes.
Un des arguments les plus entendus pour justifier la manifeste interférence de Moscou en Ukraine est celui du « déjà fait par l’OTAN au Kosovo ». La remarque ne manque pas, à première vue, de pertinence, mais elle est, en réalité, assez faible. En premier lieu, il est permis de noter que les actions armées de l’OTAN dans les Balkans au cours des années ’90 n’ont pas abouti à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine (opération Deliberate Force) ou du Kosovo (opération Allied Force) par un membre de l’Alliance. Quelle qu’ait pu être la nature exacte des motivations occidentales dans la région, il est manifeste qu’elles étaient au mieux sincères (puisque seuls les idiots ignorent que la diplomatie occidentale marche à l’affect et à morale) et au pire plus subtilement mises en œuvre que celles de Moscou à l’égard de Kiev. Cette brutalité explique d’ailleurs sans doute la fascination de certains des défenseurs de la position russe, en particulier chez nos extrémistes politiques, révolutionnaires de salon, miliciens frustrés ou universitaires dépassés englués dans un passé largement fantasmé.
En second lieu, on peut également noter qu’aux yeux de ces partisans de la manière forte ce qui était insupportable de la part des Occidentaux devient une admirable manœuvre réalisée par la Russie, d’un coup parée de toutes les vertus. La justification avancée, à peine digne d’une cour de récréation, est donc que si les Occidentaux l’ont fait alors les Russes peuvent bien le faire. Une abomination illégale conçue à l’Ouest deviendrait la preuve d’un grand pragmatisme au service d’une noble cause. Ben voyons.
Comme on peut le constater, on est loin de la finesse rhétorique du défunt empire soviétique, dont on ne regrette évidemment pas la disparition mais dont l’habileté manœuvrière était quand même supérieure. Il faut dire que les dirigeants de l’époque ne pouvaient être résumés à des séries de photographies viriles dont on ne sait si elles ont leur place dans Têtu ou dans Le Chasseur Français – deux revues de qualité que je salue, soit dit en passant.
Après avoir, donc, voué aux gémonies les Occidentaux pour leurs opérations balkaniques, les partisans de la politique de Moscou en Ukraine justifient le coup de force par la nécessité, évidemment impérieuse, de porter secours à la minorité russe présente dans le pays. Il faut, naturellement, saluer ce souci de protéger un groupe humain minoritaire, mais il est également permis de s’étonner de cette émotion sélective. Quitte à prendre la défense, en effet, de minorités opprimées pour leurs origines, leur culture, leur religion ou leur langue, il n’eût pas été absurde de s’intéresser au sort des populations du Caucase, luttant depuis deux cents ans pour leur survie, et embarquées depuis vingt ans dans des opérations de guerre infiniment plus brutales que celles menées par les Occidentaux, y compris en Irak.
Seulement voilà, il ne saurait être question de critiquer la politique intérieure russe. Pour les partisans de Moscou, en effet, l’invocation des grands principes moraux n’est qu’un artifice. On pourrait d’ailleurs ajouter, même si une parfaite éducation est censée empêcher de balancer en public, qu’on a connu les défenseurs de la grande Russie moins exigeants moralement quand ils supportaient, sans sourciller, les méthodes soviétiques ou qu’ils glorifiaient les pages de gloire de la glorieuse Wehrmacht (ceci n’est pas une manifestation de la loi Godwin), mais les temps changent, et tout le monde a droit à une deuxième chance, n’est-ce pas ?
Les raisonnements tenus par les thuriféraires de Vladimir Poutine ne sont pas de ceux que vous et moi tenons, parfois péniblement. Nulle rationalité chez eux, pas plus que l’emploi de notions aussi bourgeoises et décadentes que l’universalité des principes, la retenue dans l’usage de la force ou la proportionnalité. On observe, ainsi, qu’intervenir en Ukraine sous le couvert de forces spéciales vaguement dissimulées ou que soutenir des milices surarmées n’est pas de l’ingérence – alors que s’émouvoir de la liberté de la presse, de la corruption, du système carcéral en est. Pour nos amis, soutenir les insurgés syriens est d’ailleurs une nouvelle et criante manifestation de cette détestable manie qu’ont les Occidentaux – et ce bien qu’ils soient ramollis par des décennies d’opulence capitaliste – d’intervenir partout. En résumé, quand la Russie agit hors de ses frontières, c’est bien. Et quand les Occidentaux le font, c’est mal.
On voit là, dans cette magnifique incohérence, que le moteur du soutien à la Russie n’est pas l’application d’une doctrine mûrement réfléchie mais bien, et avant tout, un anti américanisme qui, dans notre pays, relève parfois de la pathologie mentale. Regroupés au sein d’une fascinante mouvance se côtoient ainsi des gens qui ne devraient même pas se parler. On trouve là des membres d’une extrême gauche qui a oublié, si elle y a jamais cru, son engagement pacifiste, mais qui continue de vomir, peut-être par réflexe acquis, l’Amérique et plus généralement les Occidentaux. Des brochures publiées par l’Union soviétique dans les années ’80 ressurgissent même, à peine changées, pour montrer à quel point l’Empire est une puissance menaçante. Quand on connaît le ressenti des populations qui ont, au fil des siècles, connu l’aimable domination de la Russie, en particulier en Europe orientale, il est permis de ricaner. Et il ne s’agit évidemment pas ici, en aucune façon, de justifier les interventions américaines en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale ou au Moyen-Orient, mais simplement de se demander si les soutiens de Moscou s’écoutent parler.
On trouve aussi, à l’extrême droite, nombre de partisans de la diplomatie musculeuse de Moscou. Eux, reconnaissons-leur cette franchise, assument leur approbation d’une approche purement nationaliste de la diplomatie. On ne s’étonnera pas que de tels esprits éprouvent une semblable admiration pour un Etat ouvertement raciste et militariste. Et on ne leur fera pas l’insulte de leur demander s’ils comprennent le sens du mot « ingérence ». On ne leur demandera pas non plus d’essayer de mettre en conformité leurs discours vengeurs et leurs relations financières plus qu’étroites avec l’Iran ou la Russie, car on ne saurait questionner l’intégrité de tels esprits. Défendre la souveraineté de la nation avec l’argent de l’étranger, ça ne manque pas de panache. Evidemment, d’autres, moins respectueux, le font (voir ici, par exemple), et on se demande alors si on a affaire à des idiots utiles ou à de simples traîtres, dont les pieux discours patriotiques sonnent comme les promesses d’un alcoolique incurable.
Un autre argument avancé pour justifier les menées russes en Ukraine est celui de la désormais non pertinence des frontières internationalement reconnues. Pour une disciple de Georges Frêche, feu le Staline du Languedoc, et élue de la République depuis déjà quelques années, toutes ces histoires de frontières sont bien dépassées (ma bonne dame) et il est temps, manifestement, de remédier à toutes ces injustices. On laissera le lecteur juger de l’extrême pertinence d’une telle position, alors même qu’on se présente comme un ardent défenseur de l’intégrité territoriale nationale. La pauvre femme n’a sans doute pas conscience de l’immense foutoir qui pourrait découler d’un abandon généralisé de ce concept fondamental de notre vie internationale. A moins, mais je n’ose y croire, qu’elle ne flatte un certain électorat.
En réalité, aux yeux de Moscou et de ses soutiens, l’ingérence, c’est les autres. Toute position contraire, ou simplement critique, est hostile. On comprend dès lors mieux pourquoi une telle posture peut séduire ceux qui, tout en invoquant certaines (pas toutes, bien sûr) valeurs de la République, n’éprouvent que de la détestation pour la démocratie, pour l’égalité devant la loi ou pour toutes ces autres fadaises bourgeoises. C’est qu’on trouve des amis de M. Poutine bien au-delà des extrémistes officiels, à gauche ou à droite. On pourrait, ainsi, citer M. Fillon, mais on n’ira pas plus loin, par pure charité chrétienne. Laissons ce pauvre homme gérer ses douloureuses contradictions personnelles. On pourrait, également, se pencher sur le cas de ce jeune responsable de l’UMP, se proclamant sur Twitter à la fois gaulliste et pro-russe. A ce stade, il ne s’agit plus de contradictions mais de confusion mentale. Quoique… Après tout, qu’un jeune blanc-bec avoue son admiration à la fois pour Mon général et pour le tsar bodybuildé qui règne à Moscou n’est sans doute pas si incohérent. Entre la corruption de l’entourage, le pouvoir personnel, la propagande d’Etat, la vision mystique de son propre destin et le cynisme le plus éhonté avançant sous les atours de la vertu outragée, il y a peut-être quelque chose à creuser.
On trouve dans ce soutien à Moscou, habilement flatté par les actions des services russes (qui ne chôment pas, #jemecomprends), une nouvelle manifestation du flottement de nos sociétés, troublées, désarçonnées par un monde trop rapide, et désireuses de trouver un sens à tous ces événements. La soif d’ordre ne me choque pas outre mesure, mais encore faudrait-il ne pas être naïf. Ceux qui, à droite comme à gauche, voient dans la Russie un acteur s’opposant au capitalisme immoral des Occidentaux semblent tout ignorer de la vraie nature de l’économie russe, tout entière aux mains des hommes du pouvoir, centrée autour des hydrocarbures, fragile, et déjà impactée, paraît-il, par des sanctions prises il y a un mois. Rires. J’ajoute qu’il est permis de douter de l’objectivité de tel ou tel théoricien qui glose à longueur de journée sur la sortie de l’euro. J’aime ces types qui font mine, un pied dans un camp, de se présenter comme des témoins objectifs et relaient la propagande qui tente d’abattre le système dans lequel nous vivons. Quand les esprits les plus écoutés commencent à entonner des refrains entendus chez l’ennemi… Ils peuvent bien essayer de se justifier, parfois misérablement, ils ne sont que des jouets. Idiots, je ne sais pas. Utiles, sans le moindre doute.
Quand la force de l’évidence l’emporte sur les discours formatés, on en revient aux fondamentaux et on oublie les misérables éléments de langage ayant trait aux droits de la minorité russe ukrainienne. Il n’est, en effet, question que de la puissance russe, et je préfère mile fois la rude franchise de déclarations martiales aux argumentations hypocrites de laudateurs sous influence. Les faits sont d’ailleurs têtus, comme le disait je ne sais plus qui, et il est difficile de croire à la spontanéité de certaines actions lorsque de « pacifiques manifestants » parviennent à abattre, comme ce matin, deux hélicoptères militaires ukrainiens. Mais souvenez-vous, les amis, que l’ingérence c’est quand on s’en prend aux intérêts de Moscou, et que la souveraineté nationale est un concept à la définition mouvante. Et si vous ne comprenez pas, c’est que vous êtes des marionnettes manipulées par une presse bien pensante bourgeoise financée par des conglomérats internationaux cosmopolites aux mains d’une oligarchie mondialisée décadente.
Mais les invectives ne font pas tout. Fort opportunément, l’Empire a récemment révélé qu’il disposait d’enregistrements de communications entre les autorités russes et des unités clandestines agissant en Ukraine, afin de prouver, pour les aveugles, sourds et voyageurs de retour de Mars, que Moscou était loin d’être un simple observateur dans cette affaire. « Mensonges ! » s’est-on exclamé d’une seule voix. Et voilà qu’on nous a servi, une nouvelle fois, les mensonges de l’Administration Bush – vieux de douze ans – sur l’Irak. Pas un n’a jugé utile de relever que ces mensonges, dénoncés par tous dès leur diffusion, étaient d’autant plus absurdes qu’ils visaient un Etat immobilisé par une décennie de sanctions internationales et d’embargo. Il ne semble pas que la Russie puisse être perçue comme une puissance immobile, mais sans doute suis-je abusé à mon tour, et il ne semble pas non plus que ces enregistrements soient les seuls éléments à charge.
Ceux qui ont accusé les Etats-Unis de mentir au sujet de ces nouvelles preuves – puisqu’il en existe bien d’autres – n’ont pas eu conscience de leur nouvelle incohérence. Eux qui accusaient il y a un an la NSA de tout voir, de tout entendre, de tout espionner, jugent désormais impossible que ce service de renseignement puisse capter les conversations entre Moscou et la Crimée, alors que c’est justement le cœur de son mandat. Mieux vaut rire d’une telle crétinerie, et traiter comme il se doit un tel argument.
Et, comme lorsque du débat de l’été dernier au sujet de la Syrie, voilà que ceux qui vous insultaient alors vous insultent encore. On vous demande avec insistance de prendre en compte des arguments imbéciles au nom de la liberté d’opinion (Quel rapport ? Personne ne vous empêche de penser ce que vous pensez, simplement c’est nul et donc on s’en moque), et on vous traite de vendu si, malgré la force de certains arguments, vous n’êtes pas d’accord. C’est que nos fiers esprits perdent vite leur calme et révèlent rapidement leur vraie nature, celle de lutteurs de rue, incapables de vous convaincre et ne cherchant qu’à vous soumettre, suffisamment immatures pour ne pas tolérer la contradiction et se répandant en pitoyables gémissements dès lors qu’on fait mine de démonter leurs fragiles argumentations.
Comme je le disais plus haut, j’estime ne pas avoir de jugement moral à porter sur les événements d’Ukraine, et je répète que les manœuvres russes, osées, agressives, porteuses de bien des dangers, répondent à la défense d’intérêts parfaitement identifiés.
Pour le reste… Mes parents ont essayé de m’inculquer le respect des opinions simplistes et même celui des crétins. Ils ont échoué.
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