Gary Becker, économiste américain d’origine canadienne, mort le weekend dernier, est très peu connu du public français. Pourtant, son influence a été considérable, à la fois intellectuellement et pratiquement. Le monde qui nous entoure a été façonné, à un point que nous ne réalisons pas, par Gary Becker.
Becker a obtenu le prix Nobel d’économie 1992 “pour avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à une large gamme d’interactions et de comportements humains, y compris hors marché“. En langage clair, il est récompensé pour avoir utilisé les outils économiques pour analyser des sujets non économiques.
Sa thèse de doctorat était consacrée, en 1955, à un sujet brûlant: la discrimination raciale. Il y constatait que les employeurs racistes subissent un coût: s’ils ne recrutent que des Blancs, ils perdent la possibilité de recruter des Noirs tout aussi compétents, au salaire moins élevé (car victimes de discriminations).
Un employeur qui recruterait plus de Noirs serait plus compétitif et mettrait ses concurrents racistes sur la paille. Conclusion, la discrimination devrait être plus forte dans les secteurs réglementés, peu soumis à la concurrence (ce qui est exact). Cela peut sembler une manière étrange d’aborder le sujet, mais pas si absurde que cela.
Donald Sterling, milliardaire propriétaire d’une équipe de basket NBA, est manifestement très raciste : mais son équipe comporte un grand nombre de joueurs noirs particulièrement bien payés. S’il décidait d’appliquer ses préjugés à son équipe, il réduirait considérablement ses chances de succès.
La méthode de Becker
Les outils économiques utilisés sont les suivants : on considère que les gens sont rationnels, c’est à dire qu’ils agissent de manière cohérente à partir de goûts, et préférences, prédéfinis. S’ils préfèrent la mer à la montagne, et la montagne au vélo, alors ils préfèrent la mer au vélo. Et ils cherchent à maximiser leur satisfaction à partir de ces préférences, ce qui aboutit à une situation d’équilibre que l’on étudiera.
Cette approche était utilisée pour décrire le comportement d’une personne qui a un budget limité et détermine ses achats de pommes de terre et de haricots, ou d’une entreprise qui détermine la quantité qu’elle doit produire pour maximiser son profit; Becker l’a appliquée à toute une série d’autres domaines.
Becker et l’impérialisme économique
Après la discrimination, Becker s’est intéressé à l’éducation, en développant la notion de capital humain; les apprentissages sont ici vus comme un capital apportant un rendement à l’étudiant. Celui-ci décidera donc de son nombre d’années d’études, des sujets à étudier, en fonction de ses intérêts mais aussi des gains que cela lui apportera tout au long de sa vie.
Cette approche est la base de l’économie de l’éducation. Il s’est intéressé à la criminalité, en posant le délinquant potentiel comme effectuant un calcul rationnel et comparant les coûts des peines et le risque d’être pris, avec les gains du délit.
Cela a fondé le courant de l’analyse économique du droit, consistant à étudier la législation sous l’angle de citoyens acteurs rationnels (par exemple, pourquoi ne faut-il pas appliquer la peine de mort aux violeurs? Parce que si c’est le cas, ils n’ont rien à perdre à tuer leur victime ensuite, et sont donc incités à le faire pour réduire leur risque d’être identifiés). Son approche a suscité beaucoup de réticences, avant de s’imposer.
Becker s’est aussi intéressé à la famille, présentée comme une organisation dont les membres ont des préférences altruistes, fournissant au passage une explication de la baisse de la natalité dans les pays riches (les gens préfèrent investir beaucoup sur un petit nombre d’enfants que peu sur un grand nombre d’enfants). Il s’est intéressé au processus de décision dans les démocraties, en s’interrogeant sur les préférences des dirigeants politiques; a produit une théorie de la toxicomanie.
Cette idée que les économistes peuvent parler de tous les sujets est typique du monde universitaire américain, dans lequel les disciplines se considèrent comme en compétition sur le “marché des idées” et ou le succès se mesure sur ce marché. De ce point de vue, le programme de Becker a été un énorme succès; l’impérialisme de l’économie sur les autres disciplines a atteint un niveau incroyable sous son influence.
La sociologie, la criminologie, l’éducation, la santé, le droit, les sciences politiques, ont toutes été investies par la méthode économique. Il est possible, dans ces disciplines, de critiquer l’approche économique; il n’est pas possible de l’ignorer. Elle a même donné à l’économie ses plus grands best–sellers.
Les limites de l’impérialisme économique
L’approche de Becker a été très critiquée, pas toujours à bon escient. On lui a reproché de considérer que les gens sont rationnels, ce qui n’est manifestement pas toujours le cas. Une critique aussi absurde que de dire que ma carte routière est fausse parce qu’elle n’indique pas ce qui est planté dans les champs au bord de la route; c’est vrai, mais ce n’est pas l’objet: tout modèle scientifique est une simplification du réel pour le rendre compréhensible. La question est de savoir si cette approche rend vraiment le réel plus compréhensible.
Mais il y a quand même une grande ambigüité. Le jury Nobel récompense Becker pour avoir étendu le domaine de l’analyse économique, comme si cela constituait une performance en soi, suffisante; nulle part il n’est expliqué en quoi cette approche apporte vraiment quelque chose.
C’est le cas, et plus souvent qu’on ne pourrait le croire; Mais il y a de nombreux domaines dans lesquels cette approche est plus fantaisiste qu’autre chose. On trouve ainsi une théorie du suicide rationnel, qui explique que les gens se suicident lorsque l’utilité espérée de leur vie restante descend en dessous d’un certain seuil; une théorie de l’attentat-suicide rationnel; Il y a même un papier “démontrant” que les gens déterminent leur date de décès en fonction du taux d’imposition des successions.
Une analyse économique de la conversion religieuse, etc. Certains domaines résisteront définitivement à l’approche économique. Exaspéré par cette approche et les délires qu’elle entraînait, Alan Blinder a même fini par écrire une satire, “l’économie du brossage de dents“.
La rationalisation du monde
On aurait cependant tort de s’arrêter à ces exemples fantaisistes pour s’imaginer que tout cela n’a pas d’importance et montre que les économistes sont déconnectés du réel. Tout d’abord parce que ces outils ont largement accru notre perception du réel; mais surtout, parce que leur utilisation a, pour le meilleur et pour le pire, considérablement changé la face du monde.
La théorie économique de la discrimination peut vous paraître bizarre, mais elle considère tous les gens à égalité, quel que soit leur couleur et leur sexe; ce n’est pas si évident à imaginer en 1955. Des féministes se sont appuyées sur l’approche de Becker.
Ses positions sur l’immigration ou la libéralisation des drogues le placerait en France à l’extrême-gauche (à chaque fois, sur la base d’un calcul coût-bénéfice) de l’échiquier politique. Considérer le criminel comme un agent rationnel est certainement préférable au fait de le considérer comme un monstre incapable d’humanité.
Michel Foucault avait bien identifié le potentiel révolutionnaire de l’approche de Becker, constatant non sans malice que dans de nombreux domaines, y compris la définition du crime, nous étions depuis longtemps Beckeriens sans le savoir. Le risque est qu’en approchant le monde uniquement sous l’angle de l’approche coût-bénéfice, croyant celle-ci objective, on finisse par oublier que cette approche est tout sauf neutre.
Marx constatait déjà que l’essor du capitalisme avait “noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste”; Il y a toujours un risque en sciences sociales de voir une théorie changer le réel qu’elle étudie.
Il est fascinant de voir à quel point la relation entre l’État et le citoyen s’est marchandisée au cours des dernières décennies; les électeurs se comportent bien plus comme les clients exaspérés d’une hotline inefficace que comme des individus menés par des grandes causes idéologiques.
On peut le déplorer, tout en constatant que cela pacifie considérablement la société. Il n’y a pas de mal à considérer le citoyen comme un client, le couple comme deux associés, le délinquant comme un entrepreneur, à condition de ne pas trop prendre le modèle au sérieux: il pourrait devenir réel. Dans ce sens, le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, pacifié et quantifiable, doit énormément à Gary Becker.