À l’occasion des élections européennes qui se dérouleront du 23 au 25 mai prochain, la revue Éléments a lancé une grande enquête auprès de tous ses (nombreux) correspondants et amis européens sur l’état de l’Union européenne. Deuxième invité : Jure Vujić. Écrivain franco-croate et géopoliticien, directeur du département de sciences politiques de l’Association d’État Matica Hrvatska, Jure Vujić est également contributeur pour les revues Géostratégiques et Krisis. Ses derniers livres parus en France : Un ailleurs européen, aux éditions Avatar et La modernité à l’épreuve de l’image, chez L’Harmattan.
Éléments : La crise ukrainienne a jeté plus encore, s’il était possible, l’Union européenne dans le camp des États-Unis. Comment articuler des positions géopolitiques anti-atlantistes et le respect des identités ukrainiennes ? Sur quelles bases construire une relation entre l’Europe et la Russie ?
Jure Vujić : Une orientation anti-atlantiste et eurasiste n’est pas incompatible avec le respect des identités pas seulement ukrainiennes, mais de l’ensemble des identités européennes. Je dirais même que le gage de succès du projet eurasiste « grand-européen » doit nécessairement reposer sur ce respect identitaire. Le comte Hermann von Keyserling avait décrit dans Analyse spectrale de l’Europe, l’infinie complexité et la pluralité des identités en Europe, ainsi que la difficulté d’articuler les intérêts souvent divergents de ces identités dans le cadre d’un ensemble européen géopolitique cohérent. C’est pourquoi le projet géopolitique néo-eurasiste, que j’appuie depuis ses débuts, doit être pensé comme un facteur de rééquilibrage multipolaire face aux desseins néo-impérialistes atlantistes. Ce projet géopolitique grand-européen eurasiste doit être avant tout un projet fédérateur, de coopération géopolitique, fondé sur le respect de tous les peuples européens, sur le respect des souverainetés nationales et sur le principe de subsidiarité. L’atlantisme est un projet messianique fondé sur l’idolâtrie de l’idéologie du marché, le capitalisme financier néolibéral et l’uniformisation culturelle occidentalo-centriste. Je pense qu’à ce messianisme qui prend la forme d’un fondamentalisme sécularisé, il serait erroné d’opposer un nouveau messianisme grand-russe hégémonique. Il serait automatiquement rejeté par les peuples européens d’Europe centrale et orientale, sans lesquels le projet eurasiatique géopolitique est voué à l’échec. Le projet eurasiste anti-atlantiste doit être avant tout une communauté de sens et de destin, pour l’ensemble des peuples européens, ainsi qu’un projet d’équilibre géopolitique complexe et différencié. La crise ukrainienne peut être l’occasion ou jamais de réfléchir et de redéfinir les axes géopolitiques d’une Eurasie triarchique reposant sur la triplice géopolitique carolingienne-occidentale/catholique autro-hongroise et centre-européenne/slavo-orthodoxe eurasiatique. Les relations entre l’Europe et la Russie doivent se fonder sur un principe d’égalité et de réciprocité, sur un partenariat stratégique renforcé avec un volet militaire, politique, économique, en vue de la construction d’un bloc géopolitique continental cohérent, reposant sur l’articulation autour de différents pôles géopolitiques décisionnels équilibrés d’Ouest en Est, et du Nord au Sud européen.
Éléments : Depuis 2010, les sondages Eurobaromètre montrent invariablement que le pourcentage global des Européens défavorables à l’Union européenne est constamment supérieur à celui des Européens qui lui sont favorables. Les déceptions qu’a engendrées jusqu’ici la construction européenne doivent-elles oui ou non remettre en question l’idéal d’une Europe politiquement unie ?
Jure Vujić : Je ne suis pas devin, et personne ne peut à l’avance prédire dans quelle direction l’Europe s’achemine. Une chose est sûre : les tentatives autoritaires restauratrices et passéistes sont vouées à l’échec. Elles ont d’ailleurs échoué par le passé. Les peuples d’Europe ne sont pas prêts à tolérer de telles formes hégémoniques. Le projet géopolitique et culturel eurasiste doit être en mesure d’élaborer un modèle paneuropéen en tant que système complexe, capable d’équilibrer les puissances et leurs intérêts, dans lequel se reconnaîtra l’ensemble des peuples de l’Europe occidentale, du centre et du sud-est européen.
Éléments : Pourquoi faire l’Europe ?
Jure Vujić : Question éminemment historique, philosophique, culturelle et géopolitique. Chaque Européen est dépositaire d’un certain héritage historique et culturel générationnel à l’égard duquel il a une responsabilité: le devoir de transmission et de protection. L’Europe est avant tout une «communauté de sens», un Nomos particulier, au sens schmittien du terme, c’est-à-dire ancrée dans une singularité ontologique, culturelle et métapolitique continentale qui la différencie en ce sens de l’ordre «thalassocratique» anglo-saxon qui repose plutôt sur une dynamique techno-rationaliste uniformisatrice et mercantile. La construction d’une « Europe-puissance » réellement indépendante dans ses choix géopolitiques, culturels et économiques s’impose donc en tant qu’impératif catégorique, et unique moyen de contrebalancer l’hégémonie atlantiste mondiale.
Éléments : L’Euro étant devenu un sujet majeur de discorde entre les peuples européens, faut-il dissoudre la monnaie unique pour sauver l’Europe ou doit-on défendre bec et ongles l’euro ?
Jure Vujić : L’idée d’une monnaie unique n’est pas mauvaise en soi. Mais il s’agit de savoir à quoi pourrait servir cette monnaie unique ? La monnaie unique pourrait être un levier indispensable au même titre que la politique étrangère commune, pour assurer l’indépendance monétaire, économique et financière de l’Europe face aux institutions financières mondialistes, comme le FMI ou la Banque mondiale. Dans ce cas, la monnaie unique permettrait de se déconnecter de l’emprise du dollar et des marchés financiers spéculatifs et boursiers de la City Londonienne, de Wall Street, pour constituer un marché financier commun proprement européen. Au contraire, si l’Euro et l’eurozone, –comme on l’a vu lors de la crise financière grecque –, sert de levier de centralisation bancaire et financière (en permettant une spéculation financière sur la dette) et d’accroissement de la pression fiscale sur les citoyens européens, alors l’Europe pourrait très bien se passer de cette monnaie unique.
Éléments : Doit-on souhaiter la dissolution de l’Union européenne ou préférer cette Europe imparfaite ?
Jure Vujić : C’est une question complexe. Personnellement, je ne pense pas que l’idée d’une Europe plurielle charnelle des peuples, –et encore moins l’idée impériale européenne–, soit soluble dans l’Europe technocratique, essentiellement fondée sur des postulats normativistes, juridiques et économiques. En ce sens, je ne suis pas partisan d’une voie réformiste interne de l’UE, car ses élites technocratiques et la Commission européenne actuelle, n’ont pas cette volonté politique de changer le cours des choses. Le projet de construction européenne reste éminemment révolutionnaire si et seulement si, il repose sur un tournant conceptuel et épistémologique fondé sur la restauration du primat politique au sens freundien du terme sur la sphère économique. Le philosophe Thomas Kuhn parle en ce sens de « révolution paradigme» en tant que rupture épistémologique. Au paradigme de la « mondialisation du marché », il faut substituer dans le mental des peuples européens, le paradigme de l’« Europe-puissance ». Enfin, il n’est pas à exclure que l’UE implose de l’intérieur par une sorte de sur-extension structurelle, institutionnelle et par une incapacité de gestion de ses dysfonctionnements internes et économiques.
Éléments : Quelles peuvent être les «stratégies de sortie» de l’Union européenne ?
Jure Vujić : Entre un prolongement de l’agonie, un peu comme la NEP (Nouvelle politique économique de Lénine) et une dissolution de l’Union monétaire, l’Union européenne pourrait opter pour une troisième option : construire une intégration géoéconomique et géopolitique continentale en resserrant ses liens avec la Russie et les BRICS, ce qui impliquerait sa transformation sous la forme confédérale ou fédérale. Une option qui semble aujourd’hui inconcevable compte tenu de l’inféodation de Bruxelles aux intérêts atlantistes. Il semblerait que Bruxelles ait opté pour l’asservissement total de l’UE, dans le cadre de la mise en place du marché transatlantique de libre-échange conclu entre les États-Unis et l’UE. D’autre part, je ne suis pas certain que la construction européenne aille de pair avec la présence de la Grande Bretagne dans l’UE, véritable tête de pont et cheval de Troie des intérêts atlantistes et anti-continentaux européens. Il faudrait penser à redonner à l’Europe une consistance organique réelle, fondée sur la pluralité des peuples, des cultures et des identités, plutôt que de persister sur des remèdes monétaires et économiques.
Éléments : Peut-on refonder la construction européenne sur d’autres bases ?
Jure Vujić : C’est un travail de longue durée, qui suppose un travail de mobilisation des opinions publiques et la formation d’élites européennes capables de relever ce défi. Pour ce qui est des principes directs de cette refondation nous devons nous appuyer sur les principes d’unité dans la diversité, de subsidiarité, d’indépendance monétaire, économique et de souveraineté politique, de géopolitique continentale, de respect des identités, de rétablissement de valeurs civiques « vertébrées » et stabilisatrices, et la mise en œuvre d’une politique sociale européenne.