Sabina est épuisée et regarde d’un œil prudent son nouveau pays d’adoption. Elle a parcouru 2 800 kilomètres dans la remorque d’un camion et traversé l’Europe, de Suède jusqu’en Roumanie. Les dix derniers kilomètres du périple, une route forestière défoncée et très étroite qui permet à l’engin de passer juste à quelques centimètres de rochers, ont été les plus éprouvants. Mais, samedi 17 mai, la voilà arrivée au terminus du voyage, à Armenis, un village des Carpates, dans l’ouest de la Roumanie, aux côtés de seize autres bisons européens venus d’Allemagne, de Suède, d’Italie et de Belgique.
Sabina pointe son museau hors du camion et réfléchit une bonne demi-heure avant de s’élancer dans la forêt et fouler le sol de son nouveau pays.
« Quand on parle de la nature, on entend beaucoup de choses sur la disparition des espèces et des territoires vierges, affirme Magor Csibi, le directeur de l’antenne roumaine du Fonds mondial pour la nature (WWF). Mais aujourd’hui, on peut dire le contraire : une espèce disparue à l’état sauvage depuis plus de deux cent cinquante ans revient sur ses terres. Nous avons l’habitude de protéger la nature des hommes mais cette fois, nous protégeons la nature pour les hommes. »
« Moment historique »
WWF Roumanie s’est associée avec la fondation néerlandaise Rewilding Europe afin de mettre en oeuvre ce projet ambitieux. « C’est un moment historique car il s’agit du plus gros transport de bisons qu’on a jamais fait en Europe, explique Frans Schepers, directeur de Rewilding Europe. Il y a de grandes étendues sauvages dans les Carpates, l’endroit est idéal pour les relâcher dans la nature. Les habitants d’Armenis se rendent compte que les bisons seront aussi un moteur pour le développement économique du village. Les bêtes n’appartiennent pas à l’Etat mais à la communauté locale qui a mis à disposition les terrains. »
Avec ses 260 000 hectares de forêts vierges, la Roumanie compte l’un des fonds cynégétiques les plus riches en Europe. Plus de 6 000 ours et 3 000 loups sillonnent toujours les sentiers des Carpates, mais le pays avait vu disparaître le bison sauvage.
Les autorités locales d’Armenis ont donc largement ouvert les bras aux jeunes responsables de Rewilding Europe et du WWF. « C’est un projet magnifique, s’enthousiasme le maire d’Armenis, Petru Vale. Ces animaux de légende vont changer l’image de notre région et vont attirer des touristes. »
« On devrait être fiers de l’héritage naturel européen », insiste Joep van de Vlasakker, conseiller de Rewilding Europe, pointant le fait que le bison européen est plus massif que son cousin américain.
Ionut Vela, 21 ans, rêve de terminer rapidement ses études de garde forestier et d’aménager sa maison pour accueillir les touristes attendus de nombreux pays d’Europe. Deux chambres sont déjà prêtes et, cet été, il va en aménager deux autres. Sa voiture tout-terrain achetée d’occasion avec l’aide de ses parents est en révision. Ionut veut qu’elle soit en parfait état de marche pour promener les futurs touristes.
Braconnage
Pour autant, une interrogation demeure dans cette région où le braconnage est encore une pratique courante : les bisons ne seront-ils pas en danger ? « Pas question, s’insurge Ionut Vela. Ces bisons sont à nous. Je me suis déjà organisé avec mes amis pour les surveiller et leur apporter à manger. C’est grâce à ces bisons que la vie de notre village va changer. Ceux qui veulent les manger n’ont qu’à aller à Cluj. »
L’animal peut en effet se retrouver dans les assiettes dans le village de Recea-Cristur, près de la ville de Cluj située en Transylvanie, dans le nord-ouest du pays. C’est ici que Hans Kilger, un investisseur allemand, a injecté 2,5 millions d’euros afin de mettre en place une ferme pour l’élevage des animaux. Les pâturages s’étendent sur 500 hectares où 278 bisons sont élevés pour la viande. L’entrepreneur voit loin et avance le chiffre de 2 000 hectares de pâturages en 2017 pour 2 000 bisons, qui se retrouveront au menu des restaurants d’Europe occidentale.
« La Roumanie est l’endroit idéal pour élever ces animaux, assure Hans Kilger. Ce pays dispose de grandes surfaces inhabitées qu’on ne trouve nulle part ailleurs en Europe. Les bêtes restent dans la nature tout au long de l’année. »
Rewilding Europe a une tout autre logique. Elle a sélectionné six aires naturelles en Europe – au Portugal, en Italie, en Croatie, en Slovaquie et deux en Roumanie – qui seront repeuplées avec des espèces menacées (vautours, lynx et chevaux sauvages) ou en cours de disparition.
Animal légendaire
En Roumanie, où le bison est considéré comme un animal légendaire et symbole du pouvoir au Moyen Age, le dernier spécimen avait été tué en 1762. Selon le Centre de conservation du bison européen basé à Varsovie, on dénombre plus de 5 000 bisons en Europe, dont 3 400 vivent en liberté ou semi-liberté. La Roumanie ne compte actuellement que 102 spécimens éparpillés dans quatre réserves naturelles protégées. « Dans dix ans, nous espérons avoir plus de 500 bisons dans les Carpates, affirme Adrian Hagatis, le responsable roumain du projet. Les 17 bisons qu’on a transportés vont d’abord rester dans un enclos de 15 hectares mais en octobre, on leur ouvrira une aire de 140 hectares. Ils seront nourris dans un premier temps, puis seront complètement relâchés dans la nature en 2015. »
La bête, très présente dans les contes roumains ou sur les blasons, est enfin de retour dans son pays, où les grands espaces sauvages devraient lui donner le sentiment d’être chez elle.