Inquiets des succès de l’extrême droite, dont les thèmes «contaminent» peu à peu l’espace politique, et même le discours des intellectuels, les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre publient un livre «Vers l’extrême – Extension des domaines de la droite».
Pensez-vous que l’Europe puisse évoluer ?
Arnaud Esquerre : De la même manière que la société française se droitise, l’Europe peut dériver pour devenir une Europe des identités, centrée sur de supposées racines ancestrales : grecque, chrétienne, etc. Si l’extrême droite continue de gagner du terrain en Europe, c’est ce qui se produira probablement. Le mot “Europe” changera alors, lui aussi, de sens.
Alors qu’en France et en Europe prospèrent des formes revisitées de populisme et de fascisme, ils s’attachent à décrypter le sens caché d’un déplacement idéologique de plus en plus marqué vers la droite extrême, et se demandent comment sortir de ce climat d’inquiétude, délétère et dangereux.
De fait, les personnes qui connaissent le mieux l’évolution du monde contemporain, ce sont probablement les journalistes qui vont sur le terrain. (Arnaud Esquerre)
Vous parlez, à propos de la vie politique française, d’une “situation exceptionnelle” depuis quelques mois. Qu’entendez-vous par “exceptionnelle” et pourquoi cette extrémisation vous semble aggravée aujourd’hui, alors que cette tendance existe depuis des années ? Vous datez votre texte au 21 avril 2014 ; le 21 avril 2002, c’était il y a douze ans et la situation paraissait déjà grave, non ?
Arnaud Esquerre – […] Aujourd’hui, il y a quelque chose d’assez pervers, notamment chez certains éditorialistes vedettes, à dire : “Bien sûr, on n’est pas pour le Front national, mais on veut comprendre”. C’est-à-dire, comprendre les “bonnes raisons”, “quand même”, qui poussent tant de “braves gens” vers l’extrême droite.
Vous refusez de comprendre les succès du FN ?
Luc Boltanski : Je suis contre le mélange ambigu entre la compréhension et l’excuse. C’est un vieux problème. Dans le cas de l’extrême droite, nous disposons de nombreux livres solides d’ethnographie politique sur la vie militante au FN, mais on manque considérablement de travaux sur les traditions de pensée et sur ce que veulent les intellectuels de l’extrême droite, qui sont actuellement nombreux et influents. Je ne suis évidemment pas contre la sociologie, c’est mon métier. Mais si c’est pour dire : “ceux qui se dirigent vers le FN ont toutes les bonnes raisons de le faire, parce que ceci ou parce que cela, et tout compte fait, ce que propose le FN on est contre, mais tout le reste est pire”, je ne suis pas d’accord.
Arnaud Esquerre : Des années 1970 aux années 1990, on pouvait traiter de l’identité et des valeurs en les déconstruisant. Aujourd’hui, on constate, en particulier en philosophie, l’apparition d’une proposition qui vise à dépasser cette critique accusée d’être postmoderne ou relativiste pour dire : “Oui, l’identité, les valeurs sont construites, mais assumons-le, construisons-les comme nous les voulons, et soyons fiers de les transmettre à nos successeurs.” Cette proposition philosophique qui séduit beaucoup actuellement dans le monde universitaire par son apparente nouveauté donne de fait une assise théorique à des mouvements politiques conservateurs.
Luc Boltanski : […]Nous ne sommes plus à l’époque où le Parti socialiste pouvait voir d’un œil mi-hypocrite mi-cynique la façon dont l’extrême droite divisait les voix des électeurs de droite. La possibilité d’une extrême droite susceptible d’accéder durablement au pouvoir, avec le concours d’une partie de la droite dite “classique”, et qui l’est de moins en moins, est loin d’être à écarter. […]
Les Inrocks