En dehors des nouveaux pétroles extrêmes et “non-conventionnels” d’Amérique du Nord (pétrole de schiste aux États-Unis et sables bitumineux au Canada), le reste des extractions mondiales a enregistré en 2013 un repli de 1,5 %, que ne suffisent à expliquer ni les sanctions contre l’Iran, ni la crise libyenne. Partout sauf en Arabie Saoudite, les vannes sont restées ouvertes à fond.
Le Brésil voit sa production de brut reculer pour la troisième année consécutive, malgré le développement de ses champs offshore ultra-profonds. L’Angola menace de rejoindre une longue liste de producteurs majeurs confrontés aux limites de leurs réserves d’or noir.
“L’Opep fait face à d’énormes défis de production”, titrait le Financial Times la semaine dernière, tandis que s’ouvre aujourd’hui à Vienne une réunion du cartel des pays exportateurs de brut marquée par un très problématique renversement de conjoncture. Il y a six mois, les représentants de l’Opep envisageaient de ralentir leurs exportations face au boom du pétrole de schiste aux Etats-Unis. Entre-temps, les exportations de la Libye ont été réduites presque à néant par le chaos politique et militaire qui s’installe de plus en plus dans ce pays clé.
Mais ce n’est pas tout.
Les exportations mondiales sont également tirées vers le bas par l’Algérie, le Mexique, l’Azerbaïdjan, l’Indonésie, le Congo-Brazzaville, ou encore… le Brésil. Dans chacun de ces cas, les problèmes ne sont pas d’ordre balistique (obus de mortier autour de Tripoli, bombe nucléaire hypothétique du côté de Téhéran) : il s’agit de bêtes problèmes de robinets.
Une série d’indices mis au jour sur ce blog montre les difficultés historiques qu’éprouve désormais l’industrie du pétrole à maintenir la production mondiale de brut. Parmi les symptômes révélés ici, le plus net est l’effondrement des extractions de brut de l’ensemble des grandes compagnies occidentales (les majors) au cours des dix dernières années, en dépit de profits et d’investissements sans précédents : – 31 % pour Total par exemple depuis 2004 !
De nouveaux indices apparaissent à l’examen des chiffres de la production mondiale 2013 publiés par Washington. Le bilan de l’année passée est l’occasion de comparer à nouveau le verre à moitié vide au verre à moitié plein.
Le verre à moitié plein, d’abord
A première vue, 2013 semble avoir été un cru honnête pour Big Oil. Après un solide rebond en 2012 (le plus fort en dix ans après celui du lendemain de la guerre d’Irak), le flot mondial de pétrole brut pompé tout autour du globe, en dehors des agrocarburants et autres pétroles de synthèses, s’est maintenu et même très légèrement accru l’an dernier : + 0,2 % selon Washington, soit un peu plus de 76 millions de barils par jour.
Qui l’eût cru ? Le premier, le plus vieux des pays de l’or noir, celui-là même dont la production sénescente menaçait d’entraîner dans sa propre chute la totalité des extractions mondiales, serait en passe de sauver la planète pétrole. Sacrés Américains, ils ne pouvaient faire moins qu’un retournement de situation hollywoodien. La cavalerie yankee charge contre tout espoir à la dernière minute, et de même, grâce au pétrole de schiste et à la fracturation hydraulique, l’industrie pétrolière nord-américaine réussit pour l’heure à se ressusciter.
Mais gare, un vicieux canyon se dresse sur le chemin du retour. Big Oil pourrait s’avérer être comme Le Coyote poursuivant en vain Bip Bip, et qui sourit juste avant de comprendre qu’il a les pieds dans le vide.
Le pétrole de schiste (pétrole de roche-mère à plus proprement parler) constitue avec les sables bitumineux du Canada l’une des deux sources de pétroles extrêmes et non-conventionnels dont de nombreux industriels, en France par exemple le directeur scientifique de Total, assurent qu’ils permettront de compenser le déclin des vieux champs de pétrole conventionnel, renvoyant du même coup les Cassandre à leurs chères études.
Deux nouvelles récentes donnent une perspective différente sur le gonflement spectaculaire du flot des pétroles extrêmes et non-conventionnels en provenance d’Amérique du Nord.
1- Les pétroles de roche-mère aux Etats-Unis. Dans son dernier rapport annuel, l’administration Obama de l’énergie persiste une fois encore à doucher le discours volontariste de l’industrie, en soutenant que le boom du pétrole de roche-mère à de grandes chances d’être terminé dans deux ans.
A noter dans le graphe qui suit, publié en mai par Washington, le large écart entre le scénario de référence et le scénario “optimiste”, fondé sur une hypothèse haute de ressources récupérables :
L’avenir présagé du développement du pétrole de roche-mère est empreint de grandes incertitudes. Certains experts jusqu’ici rangés parmi les “pessimistes” estiment que le boom des “schistes”, aux Etats-Unis et bientôt ailleurs, ne fait que commencer. Ces mêmes experts, toutefois, jugent qu’un tel boom, aussi impressionnant soit-il, ne suffira pas à combler longtemps le déclin de la production existante de pétrole conventionnel, et par là à reculer la date du pic pétrolier.
L’un de ces experts, le géologue britannique Richard Miller, ancien prospectiviste de la compagnie BP et auteur d’une analyse remarquée publiée en janvier par la Royal Society à Londres, déclare au Guardian :
« Nous sommes probablement au pic pétrolier aujourd’hui, ou au moins sur ses contreforts. »
A propos, des pétroles de schiste et des sables bitumineux, Richard Miller ironise :
« Nous sommes comme des rats de laboratoire qui ont mangé tous les cornflakes, et qui découvrent qu’on peut aussi manger la boîte. »
Affaire à suivre.
2- Les sables bitumineux canadiens. Le pétrolier français Total vient d’annoncer l’abandon d’un nouveau vaste projet minier d’une dizaine de milliards de dollars, dénommé “Joslyn”.
D’autres projets sont bien sûr en cours de développement dans les plaines bitumineuses de l’Alberta. Cependant, les arguments avancés par Total pour justifier l’abandon de Joslyn n’aident pas à convaincre d’un futur développement tonitruant des sables bitumineux canadiens.
Le directeur de la branche canadienne de Total, André Goffart, indique :
« Joslyn fait face au même challenge que la plus grande partie de l’industrie mondiale, dans le sens où les coûts continuent à enfler tandis que le prix du pétrole et spécifiquement les royalties pour les sables bitumineux stagnent dans le meilleur des cas, compressant les marges. »
Il insiste :
« A l’intérieur de cette industrie, nous sommes toujours dans un cercle où l’inflation des coûts en général va beaucoup plus vite que les ajustements du prix. »
En 2013, les pétroles non-conventionnels et extrêmes d’Amérique du Nord mis à part, le reste de la production mondiale de pétrole a connu un repli de 1,53 % par rapport à 2012, et de 1,67 % par rapport à un niveau record atteint en 2008.
Le diagnostic émis par l’Agence internationale de l’énergie d’un pic du pétrole conventionnel intervenu, précisément, en 2008[*] semble donc pour l’heure se vérifier. Un pic auquel les pétroles non-conventionnels et extrêmes, développés jusqu’ici pour l’essentiel aux Etats-Unis et au Canada, sont censés remédier. Le pétrole conventionnel est le pétrole liquide classique, il constitue les 4/5èmes de la production mondiale.
Mettons aussi de côté l’Arabie Saoudite (la reine au centre de l’échiquier pétrolier mondial) et l’Irak (le fou dont les réserves ont été préservées par un quart de siècle de guerres et d’embargo) : le repli atteint dans ce cas 4 % par rapport à 2008, et encore 4,3 % par rapport au niveau record franchi en 2010, un an après le trou d’air consécutif à la crise financière. L’Arabie Saoudite est le seul pays au monde dont les vannes de brut ne sont pas déjà ouvertes complètement.
L’Irak, à condition qu’il ne s’enfonce pas plus avant dans le chaos, est le seul pays offrant des garanties d’un développement très significatif de ses capacités d’extraction dans les toutes prochaines années.
Sans ces quatre producteurs forts – Etats-Unis, Canada, Arabie Saoudite et Irak –, la production mondiale de brut serait presque retombée à son niveau de 2003.
Il s’agit ici de discerner d’éventuels signaux avant-coureurs d’un déclin structurel de la totalité de la production mondiale. Pour y parvenir, une fois écartés les mastodontes en forme sur la planète pétrole, il faut maintenant mettre de côté ceux qui se trouvent fragilisés par des tracas conjoncturels, ayant trait à la politique et l’économie et n’ayant rien à voir, a priori, avec la géologie.
Ainsi, une fois écartés l’Iran (visé, à cause de son programme nucléaire, par des sanctions internationales qui ne semblent pas prêtes d’être levées de sitôt) et la Libye (en proie à une guerre civile pas tellement larvée ces dernières semaines), la production des 94 pays pétroliers restants, petits et grands, est là encore en recul.
Cette fois, la baisse est nettement moins prononcée : – 1,11 % par rapport à 2008, et tout de même – 1,94 % en deux ans, par rapport à un niveau record atteint en 2011.
Pour faire bonne mesure, écartons encore le Nigeria et le Venezuela, deux grands pays producteurs réputés handicapés par divers problèmes politiques et économiques de nature conjoncturelle. La production des 92 pays producteurs restants est là encore en repli, de – 1,31 % par rapport à 2008. (A noter que dans cette configuration de la production, la chute de 2009, consécutive à la crise financière, se trouve fortement atténuée, confirmant qu’hors des plus grands pays producteurs, les vannes tendent quoi qu’il se passe à être systématiquement ouvertes à fond.)
Iran, Libye, Nigeria et Venezuela sont-ils en proie à des handicaps purement conjoncturels, strictement étrangers à des limites structurelles, autrement dit géologiques ?
L’Iran. L’Agence internationale de l’énergie mettait déjà en garde en 2012 : si les sanctions internationales persistent, celles-ci “devraient rapidement transformer [la] chute de la production en une chute des capacités de production”, faute de permettre les investissements énormes indispensables au maintien du flot d’or noir de l’un des plus vieux pays pétroliers au monde.
En Libye, un repli sensible de la production s’est amorcé dès 2008, soit trois ans avant la guerre civile, à un moment où les pétroliers occidentaux courtisaient à qui mieux mieux feu le colonel Kadhafi.
Au Nigeria, un haut dirigeant de la Shell, compagnie leader dans le pays, vient de faire état de taux de déclins dits “naturels” de la production pouvant atteindre 15 à 20 % par an !
Le Venezuela dispose de loin des plus vastes ressources mondiales de pétrole non-conventionnels : du pétrole extra-lourd qui, d’après de nombreuses analyses, reste trop coûteux pour être produit en masse compte tenu des cours actuels de l’or noir (lesquels se maintiennent pourtant à des altitudes jamais vues).
Que conclure ?
D’abord une remarque. Aucun autre pays pétrolier important dont la production recule n’est fragilisé par des handicaps conjoncturels, et non structurels, nettement discernables. A moins de considérer – comme le font volontiers beaucoup de pétroliers occidentaux – que le seul fait que la production d’un pays soit contrôlée par une compagnie nationale constitue un handicap en soi. A un tel compte, que faire de l’Arabie Saoudite, dont les puits se portent presque comme des charmes, tout en étant strictement contrôlés par la compagnie nationale, la Saudi Aramco ? Le Mexique, qui a amorcé une réforme politique historique afin de s’ouvrir aux investissements pétroliers étrangers, voit ses extractions décliner, tout comme l’Algérie, dont la production reste sous le contrôle de la compagnie nationale, la Sonatrach. Beaucoup plus volontiers que le Mexique, l’Algérie fait pourtant depuis longtemps appel à l’expertise et aux services techniques de diverses compagnies pétrolières étrangères…
Nombre d’autres pays pétroliers majeurs sont confrontés à de graves déclins dits “naturels” de leurs productions, en étant parfaitement ouverts aux investissements étrangers. Citons sur chaque continent un exemple déjà signalé sur ce blog : le Royaume-Uni, l’Azerbaïdjan, le Congo-Brazzaville cher à la Françafrique et, enfin, le Brésil.
Le Brésil, oui, dont l’industrie pétrolière, en dépit du développement de ses fameux champs offshore ultra-profonds, a encaissé en 2013 une troisième année consécutive de recul de sa production de brut (hors agrocarburants), à cause du déclin de ses puits plus anciens forés sur la terre ferme.
L’Angola, où le français Total compte parmi les principaux acteurs, est manifestement en train de subir, et c’est nouveau, les conséquences de sévères déclins structurels. D’après une analyse toute fraîche de la banque JP Morgan, l’ancienne colonie portugaise doit désormais compenser une perte “naturelle” annuelle estimée à 200 000 barils par jour, sur une production totale tombée en mars à 1 550 000 barils par jour, son plus bas niveau depuis trois ans…
Le continent africain dans son ensemble, considéré encore il y a peu comme la nouvelle terre promise de l’or noir, amorce au total sa troisième année de repli. L’ensemble du continent en est resté en 2013 au même niveau de production qu’en 2011, l’année de la guerre civile en Libye, pays dans lequel alors, contrairement à l’an dernier, les extractions étaient quasiment à l’arrêt.
Continent par continent, est à nouveau visible le rôle de planche de salut qu’occupent déjà depuis 2010-2011 les pétroles non-conventionnels et extrêmes nord-américains :
Malgré une production mondiale totale de brut maintenue stable en 2013, la course sur le tapis roulant dans laquelle l’industrie de l’or noir est engagée n’est toujours pas gagnée, loin s’en faut dirait-on. Pas plus pour elle que pour la machinerie thermo-industrielle de croissance qui en est tributaire.
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Notes :
[*] L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a annoncé dans son rapport 2010 que le pic historique de la production de pétrole conventionnel est intervenu en 2006, avant de corriger dans son rapport suivant, pour placer la date de ce pic en 2008, à peu près au même niveau de production qu’en 2006. L’AIE excluait alors le pétrole de roche-mère nord-américain de son décompte des pétroles conventionnels.