Le philosophe Bernard Stiegler analyse le vote FN et propose des solutions pour l’endiguer.
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Qu’est-ce que le FN ? C’est le grand spécialiste des inversions de causalités.
Le FN vit sur l’idée que la souffrance est attribuable aux immigrés parce que personne n’a le courage de fournir les vraies schémas de causalité nouveaux qui s’imposent. Le FN distille la peur en parlant des milliers de Mohamed Merah en latence. Mais ces jeunes qui partent en Syrie ne souffrent-ils pas du même trouble narcissique que les électeurs du FN ?
Le philosophe explique dans son livre que les électeurs FN sont, comme beaucoup d’entre nous dans cette société malade, victimes de troubles narcissiques. Pour s’en sortir, ils ont la particularité de désigner des boucs émissaires. C’est un symptôme, une façon d’évacuer le mal-être.
Dans « Aimer, s’aimer, nous aimer », vous dites que les électeurs FN souffrent d’un défaut de «narcissisme primordial». Dès lors, peuvent-ils changer d’avis comme une personne rationnelle ?
Je parle avec des gens du Front national, il y en a même que j’aime bien. Je vous le dis très franchement : certains sont plutôt sympathiques. La plupart ne sont pas des racistes ou des antisémites, mais des gens très malheureux. Mais pour votre question, la réponse est non. Je n’essaye jamais de les dissuader de voter pour le Front national. Plus j’essaierais de le faire, et plus ils voteraient pour le Front national. C’est complètement inutile.
C’est d’autant plus inefficace que, pour une part, ils n’ont pas tort d’exprimer une souffrance. Le paranoïaque, le psychotique, le névrotique ne racontent jamais que des bêtises. Il y a toujours un fond de vérité. Le problème, c’est que ce fond de vérité qui devient pathologique exprime une maladie qui n’est pas seulement celle de ces électeurs : c’est celle de notre société. […]
Comment avez-vous compris ce qui les faisait souffrir ?
Je parle, dans le livre que vous citez, de Richard Durn [responsable de la tuerie du conseil municipal de Nanterre en 2002, ndlr]. Je me suis intéressé au sujet après avoir lu un extrait de son journal intime cité dans Le Monde et dans lequel Durn disait « avoir perdu le sentiment d’exister ». Ces mots m’ont énormément frappé. Moi aussi j’ai parfois le sentiment de ne pas exister. Et moi aussi je suis passé à l’acte : j’ai braqué des banques…
En lisant l’article, je me suis dit que ce type était extrêmement dangereux, mais qu’on était des millions comme lui. Et je me suis dit qu’un jour, les gens qui perdent le sentiment d’exister, de plus en plus nombreux, voteraient pour le Front national au lieu de tuer des gens ou de braquer des banques. […]