Oui, des crimes massifs ont été commis en 1999 par les guérilleros albanais de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), aujourd’hui au pouvoir, y compris un trafic d’organes prélevés sur des prisonniers serbes, écrit le procureur américain Clint Williamson. Ces crimes seront-ils jugés alors que la France, l’Europe et les États-Unis ont porté à bout de bras l’UÇK ?
Tous les arguments ont été utilisés : un trafic d’organes était « techniquement impossible », aucune preuve ne venait étayer les accusations lancées par Carla del Ponte puis Dick Marty… Il serait « immoral » de tant s’intéresser aux crimes imputés à l’UÇK, « négligeables » par rapport à ceux commis par les forces serbes… Dans les jours qui ont précédé la publication, fin juillet 2014, des principales conclusions du procureur américain Williamson (le rapport complet n’est pas public), des « fuites » à l’origine incertaine annonçaient encore que le rapport de ce dernier concluait à « l’absence de preuves du trafic d’organes ».
Le procureur américain Clint Williamson informe les médias sur les conclusions de l’enquête le 29 juillet.Le procureur américain Clint Williamson informe les médias sur les conclusions de l’enquête le 29 juillet.
Déjouant toutes ces rumeurs, le procureur américain est très clair. Au terme de son enquête, le magistrat américain assure que des crimes de masse ont bien été commis à l’été 1999 par les guérilleros albanais de l’UÇK. Les populations civiles serbes et roms du Kosovo ont été victimes d’une campagne organisée de nettoyage ethnique. Oui, il y a bien eu des cas de trafic d’organes prélevés sur des prisonniers, même si le nombre de cas confirmés demeure limité, de l’ordre d’une dizaine. « Exagérer les chiffres ou dire que chaque Serbe porté disparu ou tué a fait l’objet d’un prélèvement d’organes ne sert aucun intérêt, mais augmente la détresse des familles des disparus », a insisté Clint Williamson.
On se souvient de Bernard Kouchner répondant par un éclat de rire méprisant, lors d’une visite au Kosovo au printemps 2010, à une question sur ce trafic d’organes..
Pourtant, le doute n’est plus permis : ce trafic a été évoqué dans ses mémoires par l’ancienne procureure du Tribunal pénal international (TPIY) Carla Del Ponte (La Traque. Les criminels de guerre et moi, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2009), qui explique avoir été empêchée de poursuivre plus avant ses investigations sur le sujet. Il a été documenté par le député suisse Dick Marty, auteur d’un retentissant rapport adopté en décembre 2010 par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe . Il est désormais confirmé par l’enquête du magistrat Clint Williamson.
Dick Marty avait pourtant été victime d’une véritable campagne d’insultes lors de la publication de son rapport. Sali Berisha, alors premier ministre d’Albanie, l’accusait de « racisme anti-albanais », tandis qu’Hashim Thaçi, premier ministre du Kosovo, parlait d’un « tissu de mensonges » et de « propagande à la Goebbels ». Beaucoup avaient spéculé sur « l’anti-américanisme de principe » de Dick Marty, déjà auteur d’un autre rapport retentissant sur les prisons secrètes de la CIA. L’homme est pourtant un membre honorable du Parti radical, formation helvétique de centre-droit…
Le concert des démentis avait également résonné en Europe occidentale, tout particulièrement en France, où de nombreux journalistes, s’autoproclamant experts en médecine légale, avaient entrepris de démontrer qu’un trafic d’organes était « impossible » à mettre en place dans les conditions sanitaires de l’Albanie et du Kosovo à l’été 1999. La grande majorité des journalistes estimèrent alors qu’ils ne pouvaient pas reprendre telles quelles les conclusions du rapport Marty, mais qu’ils devaient les soumettre au feu d’une critique impitoyable, même sans avoir les moyens de mener une véritable contre-enquête… Certains diplomates français en poste dans la région n’ont pas été en reste, s’employant à réduire le rapport de Dick Marty à de simples « élucubrations » sans fondement.
Mise en avant dans ce concert de bien-pensance, Florence Hartmann, l’ancienne porte-parole de Carla Del Ponte au tribunal de La Haye, a fustigé dans de nombreuses interviews « l’irresponsabilité » de l’ancienne procureure, qui aurait présenté « comme des faits avérés de simples hypothèses », soulignant que les enquêtes menées par le TPIY n’avaient « rien donné » . Or, ces enquêtes n’ont jamais pu être menées à bien, précisément à cause du refus de collaboration opposé par les autorités albanaises et du manque de volonté internationale et de soutien politique déploré par Carla Del Ponte. Dans son livre, celle-ci accuse nommément Bernard Kouchner, alors chef de la Mission des Nations unies (MINUK) et le général français Marcel Valentin, alors commandant en chef de la KFOR, la mission de l’OTAN au Kosovo, d’avoir bloqué son enquête.
Le rapport Williamson a été bouclé le 28 juillet, à un moment où l’attention de l’opinion publique internationale est attirée par d’autres drames. Sa publication n’a donc donné lieu qu’à très peu de commentaires médiatiques – en France, par exemple, de simples entrefilets dans Le Monde ou Libération, tandis qu’il faisait pourtant les gros titres de la presse britannique, allemande ou autrichienne.
Le rapport très détaillé de Dick Marty évoquait l’arrestation extralégale et la déportation de « plusieurs centaines » de civils serbes et roms du Kosovo vers l’Albanie, dans les semaines qui ont suivi la fin de la guerre, en juin et durant l’été 1999. Certains de ces prisonniers auraient été tués pour alimenter un trafic d’organes, principalement de reins – le rapport n’accorde cependant qu’une place relativement limitée à cet aspect et Dick Marty a confirmé le nombre « modeste » de cas évoqués par Clint Williamson. Le rapport décrit surtout un véritable « archipel » de centres de détention, dans lesquels ces prisonniers serbes auraient été détenus, parfois en compagnie de « collaborateurs » albanais supposés – en fait, le plus souvent de simples adversaires politiques du petit groupe dirigeant l’UÇK. L’existence de ce réseau de camps avait déjà été établie en 2009 par l’enquête des journalistes Altin Raxhimi, Michael Montgomery et Vladimir Karaj (lire ici les conclusions de leur enquête).
Tortures et mauvais traitements étaient systématiques, mais le sort final de ces détenus variable : certains Albanais ont été exécutés, d’autres relâchés. C’est, par exemple, le cas de Z. Z., cité comme témoin protégé dans le procès de ses anciens tortionnaires, et que nous avions rencontré en février 2011. Z. Z. a séjourné deux mois et demi dans le camp de Cahan, un village très difficilement accessible du nord de l’Albanie, situé à quelques heures seulement de marche de la frontière du Kosovo. L’UÇK avait pris ses quartiers dans le village, transformant une petite caserne abandonnée par l’armée albanaise en centre de détention. Z. Z. évoque des mauvais traitements systématiques et des actes graves de torture. Certains détenus étaient forcés à avoir entre eux des relations sexuelles, d’autres ont subi des simulacres d’exécution. « Je suis probablement le prisonnier resté le plus longtemps à Cahan, et je n’ai vu que des détenus albanais », précise-t-il cependant, tout en assurant avoir vu passer à Cahan les chefs les plus importants de l’UÇK, notamment Hashim Thaçi.
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