Longtemps, ce fut un déni national. Mais aujourd’hui, l’Argentine semble prête à rattraper le temps perdu. Ancien point d’arrivage d’esclaves originaires d’Afrique, Buenos Aires a perdu sa mémoire noire tout au long du siècle dernier.
Elle était pourtant juste sous ses yeux, portée en étendard par une communauté bien réelle, qui entend désormais participer pleinement au destin d’une nation qui se rêvait autrefois « la plus européenne d’Amérique latine ». Reportage.
Plaza Italia, Buenos Aires, un jour de semaine. Aujourd’hui, Timothy, la trentaine, a décidé de vendre ses bijoux sur l’avenue Santa Fe, à côté d’un kiosque à journaux. Tandis qu’il déballe son stand de bagues, les dames affluent déjà. Dans son meilleur espagnol, il tente de les aiguiller vers le bon choix. Et à chaque temps mort, il nous raconte un bout de sa propre histoire, celle d’un immigré ghanéen noir qui se décrit lui-même comme un poisson dans l’eau en Argentine. Voilà presque une décennie qu’il y habite.
« Les Africains sont les bienvenus ici », confie Timothy, qui ignore que l’artère voisine porte le nom d’un ancien président raciste, Sarmiento. « Bien sûr, pas plus tard que l’autre jour, on m’a encore dit de rentrer dans mon pays, ajoute-t-il. Mais bon, au Ghana, ça arrive aussi aux Blancs. Les Argentins se sentent coupables de ne pas avoir le même héritage noir que le Brésil et l’Uruguay. Un ami m’a dit que l’Albiceleste était la seule équipe de football d’Amérique latine entièrement blanche. Il le regrettait ! »
Lors du dernier Mondial, les Chiliens avaient en effet le métis Jean Beausejour dans leurs rangs, Haïtien par son père, Mapuche par sa mère. Les Mexicains comptaient pour leur part Giovani dos Santos parmi eux, d’origine brésilienne. Quant aux autres nations latino-américaines, elles comptaient toutes plusieurs têtes noires. De facto, seuls les finalistes de la compétition, les Argentins, n’en dénombraient aucun. Dans leur liste des 23, zéro Noir.
Des immigrés oui, mais des natifs, « jamais vu ! »
Des Africains, l’Argentine en accueille. Ils viennent du Sénégal, du Mali, du Nigeria, de Côte d’Ivoire, de Guinée… Un jeune Sénégalais arrivé en 2008 explique son choix pour cette lointaine destination : « Aux alentours de 2006, il y a eu une prise de conscience, relate-t-il. En Europe, les contrôles sont stricts et la crise est partout. La rumeur de mouvements de contestation de migrants en Espagne s’est répandue chez nous. On a compris qu’au fond, il y avait d’autres endroits dans le monde. En Argentine, il y a la paix et des opportunités pour nous. »
Timothy connaît quelques-uns de ces immigrés, souvent francophones, qui ont traversé l’Atlantique comme lui. En revanche, il n’a jamais rencontré de Noir né dans ce pays.
« Afro-Argentins », l’expression l’amuse un peu. Comme elle amuse tous les Africains rencontrés dans d’autres points de la ville, sur l’avenue Corrientes, dans un restaurant de la célèbre avenida 9 de Julio ou dans le quartier paupérisé de Retiro. Les premiers Afro-Argentins seront leurs propres enfants, semblent-ils penser. (…)
Le mythe national d’une disparition totale
Autrefois, la capitale argentine avait un tout autre visage. Dans l’ouvrage Civilité et politique : aux origines de la nation argentine, le professeur de l’Université Paris-Diderot Pilar González Bernaldo de Quirós relate : « Pendant la première moitié du XIXe siècle, plus de 30% de la population de Buenos Aires était d’origine africaine [la ville était certes microscopique en comparaison de la mégapole actuelle, NDLR]. »
Pilar González Bernaldo de Quirós cite l’ouvrage La trata de negros en el Rio de la Plata durante el siglo XVIII, pour affirmer qu’entre 1742 et 1806 particulièrement, « autour de 25 000 esclaves sont arrivés légalement à Buenos Aires ; chiffre auquel il faut encore ajouter un nombre équivalent d’esclaves introduits illégalement ». « La moitié de ces esclaves était importée du Brésil, l’autre moitié provenait directement d’Afrique, notamment de la côte occidentale du continent », précise-t-il.
Selon les recensements de l’époque, leur proportion dépassait même les 50% dans certaines provinces. On apprend d’ailleurs que le dictateur Rosas avait la réputation de les aimer, mais que le socle européanisant de la démocratie argentine, qui allait naître au milieu du XIXe siècle – socle inspiré notamment par l’idéologue Alberti puis mis en pratique par des personnages comme Sarmiento -, leur serait bien moins favorable. L’esclavage est alors aboli, mais dans le recensement de 1895, les auteurs écrivent : « La population ne tardera plus à être unifiée tout à fait, en formant une nouvelle et belle race blanche. »
« La disparition des Afro-Argentins est l’un des mystères les plus tenaces », écrivait The Washington Post en 2005, arguant qu’en 1887, leur proportion avait chuté à 1,8% de la population de Buenos Aires (avant l’arrivée d’une nouvelle population cap-verdienne au XXe siècle).
Anéantis peut-être, mais pas complètement
Selon l’historien Felipe Pigna cité par la BBC, les Afro-Argentins ont d’abord été décimés dans les guerres d’indépendance, « pendant lesquelles beaucoup de familles indépendantistes envoyèrent leurs esclaves au front à la place de leurs fils ». Vinrent ensuite les guerres civiles, relate-t-il, puis la guerre de la Triple alliance contre le Paraguay, « où il y eut un taux élevé de mortalité chez les Noirs envoyés au front ».
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