Dans un long entretien accordé à FigaroVox, le politologue Dominique Reynié dresse le bilan d’une année politique marquée par la victoire du FN aux Européenes et tente de tracer des perspectives pour l’avenir.
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Peut-on aller jusqu’à dire qu’on assiste à l’autodestruction de la politique? S’agit-il d’une faillite des hommes ou des idées? L’année a également été marquée par la victoire de Marine Le Pen aux élections européennes. Vous avez écrit plusieurs livres sur montée des populismes. Qualifieriez le FN de parti populiste? Sa progression vous paraît-elle inexorable? Jusqu’où peut-elle aller?
La plupart des idées et toutes les institutions connaissent un terme à leur existence. Si nous considérons que nous sommes entrés dans une époque de bouleversements, ce n’est pas tant le désarroi des politiques qui est problématique, car il pourrait se comprendre, mais le sentiment que donnent la plupart d’entre eux de pas parvenir à prendre la mesure de ce qui se passe, de ce que nous allons devoir accomplir, à l’échelle de notre pays comme à l’échelle de l’Europe, si l’on veut, au moins, persister comme communauté libre d’orienter son destin dans l’Histoire. Au cœur de ce grand tourbillon, je ne vois aucun dessein proposé aux Français, aucun horizon tracé, aucun rêve de conquête ni de grandeur.
Seul se distingue le Front national qui propose le grand repli, l’Etat providence, encore et toujours, mais cette fois grâce au nationalisme. C’est un programme de chauvinisme social, une sorte d’ethno-socialisme, le socialisme pour les «petits Blancs».
Au moins c’est une idée, même si elle est absurde ou mortelle. Dès lors, par un effet mécanique, le FN se trouve favorisé puisqu’il est le seul à porter un grand projet. Moins les partis de gouvernement se montreront capables de concevoir un grand dessein fait de renaissance et de conquête, plus la tâche du FN sera facile.
L’ascension de Marine Le Pen semble être également le fruit de l’effacement du clivage droite/gauche. Quelles sont les différences fondamentales qui opposent encore la droite et la gauche?
La polarisation qui se met en place n’oppose plus la gauche et la droite, mais les partis de gouvernement, de gauche et de droite, aux partis populistes, de gauche et de droite. La fin du clivage gauche/droite est aussi ce par quoi prospère désormais le Front national. C’est pourquoi il affirme clairement depuis janvier 2011 un discours qui n’est plus seulement national mais qui est aussi social et étatiste, tandis que la gauche ne peut plus cacher son incapacité à être «socialiste». Résultat, le Front national est devenu la nouvelle gauche. On en trouve une parfaite illustration lors des dernières élections européennes au cours desquelles 41% du vote ouvrier est allé aux listes FN et 8% aux listes PS.
La droite s’est opposée au mariage pour tous au nom de valeurs qu’elle n’avait pas l’habitude de brandir et sans en tirer de conséquences puisqu’elle a voté peu après sans difficulté aucune la suppression de la référence à la situation de détresse mentionnée dans l’encadrement législatif du droit à l’avortement.
Les clivages «sociétaux» et identitaires ont-ils remplacé les clivages économiques et sociaux?
Il faut ajouter les clivages culturels, technologiques et générationnels. Les différents types de clivages se combinent entre eux, et ce n’est pas nouveau. En revanche, le changement tient au fait qu’aucun parti ne parvient à représenter ni à exprimer la variété et la force de ces clivages. Cela se passe ailleurs et autrement, en témoignent le mouvement altermondialiste, les «Indignés», la «manif pour tous», les divers mouvements antifiscalistes ou encore la défense des auto-enrepreneurs, pour ne prendre que quelques exemples de ces mouvements que les partis n’ont fait que suivre, de manière confuse et inconséquente, c’est-à-dire sans forger une doctrine. Par exemple, la droite s’est opposée au mariage pour tous au nom de valeurs qu’elle n’avait pas l’habitude de brandir et sans en tirer de conséquences puisqu’elle a voté peu après sans difficulté aucune la suppression de la référence à la situation de détresse mentionnée dans l’encadrement législatif du droit à l’avortement.
D’une manière plus générale, il faut comprendre que les clivages politiques sont aujourd’hui radicalement affectés par l’encastrement de nos vies dans un ordre existentiel global. Mille signes nous montrent à quel point les formes de l’appartenance tendent à devenir plus complexes, imbriquant différents univers entre eux: une nation, des origines, une religion, des goûts culturels, une orientation sexuelle, un niveau de vie, l’Europe, une région, etc. Un élève de collège n’est pas loin de passer plus de temps sur les réseaux sociaux et sur son téléphone qu’à suivre des cours à l’école ; lors de la coupe du monde de football, des milliers de Français ont fêté les victoires de l’équipe d’Algérie comme s’il s’agissait de leur seconde patrie ; d’autres sont allés regarder la finale à Berlin dans l’espoir de fêter la victoire de l’Allemagne, au nom d’un sentiment européen. Songeons encore à ceux, de plus en plus nombreux, qui estiment devoir quitter leur pays pour réussir, ou simplement pouvoir commencer, leur vie professionnelle, ou pour échapper à une pression fiscale jugée spoliatrice. Ils ne se sentent pas moins «Français». D’autres, enfin, nés ici, passés par les écoles laïques de la République, se retrouvent en Syrie et en Irak au nom du Jihad. Il suffit d’observer ce qu’est devenue la famille, ce qu’est devenue l’école et ce qu’est devenue la nation pour comprendre que le civisme et le nationalisme républicains ont cessé d’exister.
La France périphérique, celle des «petits Blancs» pour reprendre votre expression, qui vote Marine Le Pen ou se réfugie dans l’abstention, rejette à la fois «le social libéralisme» de la gauche et le «libéralisme social» de la droite. Na faut-il pas en tenir compte? Ce constat appelle-t-il une recomposition profonde du paysage politique? Dans quel sens?
Je ne vois pas de libéralisme dans notre débat politique, ni à droite ni à gauche. Notre pays ploie sous le poids d’une vie politique entièrement arrimée à une idéologie social-étatiste, de droite et de gauche. Cette idéologie constitue chez nous la véritable pensée unique. Elle est désormais aussi celle du Front national. Droite ou gauche, partis de gouvernement ou partis populistes, l’étatisme est leur pensée commune. Le plus terrible est que cette idéologie dominante étouffe tout débat sans parvenir à empêcher la faillite de l’État.
Le Figaro