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Addendum du 28/09/2014 : Jeremy Rifkin “Une jeune génération prête à passer à l’économie de partage“.

Il y a vingt-cinq ans, c’était la star du ring, le « boss », vainqueur du communisme par K-O ! Aujourd’hui, le capitalisme est un champion usé par la crise, miné par les contradictions et politiquement à bout de souffle. Pour l’économiste américain Jeremy Rifkin, nous assistons, tout simplement, à son éclipse. L’heure de la troisième révolution industrielle a sonné. La société va devoir s’adapter.

Dans un livre passionnant – La Nouvelle Société du coût marginal zéro – en librairie le 24 septembre 2014, il raconte le basculement, inévitable, que nous avons déjà commencé à opérer vers un nouveau système de production et de consommation: les « communaux collaboratifs ».

Cette troisième voie (au-delà du sempiternel binôme « capitalisme ou socialisme ») est une forme d’organisation sociale fondée sur l’intérêt de la communauté plutôt que sur la seule satisfaction des désirs individuels, et rendue possible par la troisième révolution industrielle, dans laquelle Internet nous a fait entrer. Un nouveau monde émerge, dynamisé par les réseaux sociaux, l’innovation et la culture du partage.

Utopie, encore ? Pour Jeremy Rifkin, c’est déjà une réalité. Entretien.
Nous nous éveillons, dites-vous, à « une nouvelle réalité – celle des communaux collaboratifs ». Ce réveil ne risque-t-il pas d’être difficile pour les entreprises ?

L’économie des communaux collaboratifs est le premier système global à émerger depuis l’avènement du capitalisme et du socialisme au début du XIXe siècle. C’est dire comme l’événement que nous traversons est historique. Au début, le marché capitaliste et les communaux s’épanouiront côte à côte.

Mais au fur et à mesure que les communaux gagneront du terrain, un combat terrible va s’engager. Pour survivre, le capitalisme devra se « reconditionner », retoquer son approche du monde et tenter de profiter de la montée en puissance des communaux plutôt que de s’y opposer.

J’ai découvert l’existence d’un paradoxe profondément enfoui au cœur du capitalisme, et qui n’avait pas encore été mis au jour.

Qu’est ce qui provoque ce changement de paradigme ?

C’est le coût marginal zéro. Le coût marginal, c’est le coût de production d’un objet ou d’un service additionnel une fois les coûts fixes absorbés. Or, j’ai découvert l’existence d’un paradoxe profondément enfoui au cœur du capitalisme, et qui n’avait pas encore été mis au jour : ce qui a permis le succès inouï du système va finalement se retourner contre lui.

Chaque entrepreneur, comme nous le savons, est en chasse de nouvelles technologies pour améliorer la productivité de son entreprise, réduire les coûts marginaux, mettre sur le marché des produits moins chers, attirer plus de consommateurs, gagner des parts de marché, et satisfaire les investisseurs.

Mais nous n’avions jamais anticipé la possibilité d’une révolution technologique tellement extrême qu’elle pourrait réduire ce coût marginal, pour un ensemble important de biens et de services, à presque zéro, rendant ces biens et services virtuellement gratuits et abondants. Et sapant au passage les bases mêmes du capitalisme.

C’est pourtant ce qu’il se passe?

Nous avons déjà vu le coût marginal se réduire dans les économies traditionnelles, de façon phénoménale, dans les trente ou quarante dernières années. Et les dix dernières années ont encore vu le phénomène s’accélérer. Voyez l’industrie musicale : des centaines de millions de jeunes produisent et échangent de la musique sur Internet, à des coûts marginaux proches de zéro.

Une fois que vous possédez un téléphone mobile ou un ordinateur, échanger de la musique ne vous coûte plus rien, à part votre abonnement au service. La presse, l’édition, les films et bientôt la télévision, attaquée par Youtube, connaissent le même destin. Des millions d’internautes créent aujourd’hui leurs propres vidéos pour pas grand-chose et les postent gratuitement sur le Web.

L’industrie du savoir aussi est touchée : avec Wikipedia, des millions d’individus produisent de la connaissance et la diffusent à un coût marginal proche de zéro. Et je ne parle pas des Moocs : en deux ans, 6 millions d’étudiants se sont mis à suivre gratuitement des cours online, issus des meilleures universités du monde.

Les grandes mutations  économiques se produisent quand trois révolutions technologiques convergent au même moment.

Mais il ne s’agit là que de biens et services « numériques »…

Le vrai virage est là : nous avions toujours pensé qu’il y aurait un « pare-feu », que la réduction à zéro du coût marginal ne toucherait pas les industries traditionnelles. Que le feu, si vous voulez, ne passerait pas des « bits » au monde physique des objets.

Ce mur est tombé. Les grandes mutations économiques – et il n’y en a pas eu des centaines dans l’histoire de l’humanité – se produisent quand trois révolutions technologiques convergent au même moment pour construire une plateforme d’opération unique pour l’économie.

Si vous remontez à la révolution hydraulique, puis aux révolutions de la vapeur et de l’électricité, vous vous rendez compte que l’on assiste à chaque fois à la conjonction d’une révolution des communications (facilitation des échanges), d’une révolution énergétique (le « moteur » de l’économie) et d’une révolution des transports et de la logistique (fluidification de la circulation des biens à l’intérieur de cette économie). A chaque grande mutation, ces trois domaines convergent dans une nouvelle structure.

Exemple : au XIXe siècle, l’impression (de journaux, notamment) par des presses à vapeur remplace l’impression manuelle. Arrive le télégraphe. Ces deux moyens de communication profitent de la profusion de charbon à coût modéré, et l’invention de la locomotive permet d’élargir le marché et de fluidifier le commerce. Au XXe siècle, une nouvelle révolution se produit avec le téléphone et la radio, qui convergent avec l’arrivée du pétrole et de la voiture, et provoquent, couplées avec la construction du réseau routier, le boom de la grande mutation urbaine et « suburbaine ».

Et aujourd’hui ?

Nous voyons émerger un nouveau complexe communications-énergie-transports, qui donne naissance à l’économie du partage. L’Internet de l’information, déjà largement répandue, commence à converger avec un très jeune Internet de l’énergie, et un début d’Internet des logistiques : trois Internets en un, dans un super « Internet des objets » !

Des compagnies comme Cisco, IBM, General Electric, ont anticipé cette connexion tous azimuts de tous les objets, et commencent à mettre des capteurs partout. Des capteurs, il y en a déjà dans les champs, pour suivre l’évolution de la récolte ; sur la route pour calculer le trafic en temps réel ; dans les entrepôts et centres de distribution, pour mesurer les problèmes de logistique à la seconde près ; dans les magasins de détail, de sorte que quand un client prend un article en main, le capteur peut dire s’il l’a essayé, reposé, au bout de combien de temps, etc.

Et maintenant les capteurs connectent tous les objets de la maison, thermostats, machines à laver… Aux alentours de 2030, il y aura quelque chose comme cent trillions de capteurs qui connecteront tout et tous dans un gigantesque réseau « neuronal », construit un peu comme votre cerveau. Et ce Big Data sera disponible à tous.

A supposer que la structure du réseau reste neutre – j’ai conscience que c’est un très grand « si », car rien ne l’assure – et que tout le monde soit traité également, cela veut dire que n’importe qui pourra se connecter sur cet Internet des objets, depuis son mobile, comme il le fait sur l’Internet de l’information, et échanger l’énergie renouvelable qu’il aura lui-même produite…

Le soleil et le vent sont gratuits, il suffit de les capturer, et nous y arrivons de mieux en mieux.

Car chacun, demain, produira l’énergie dont il aura besoin ?

Des milliers de personnes produisent déjà leur énergie pour un coût marginal proche de zéro. En Allemagne, 27% de l’électricité est verte, et la chancelière Merkel avec qui je travaille sur ces questions, vise les 35%. Il faut savoir que les coûts fixes de production de ce type d’énergie vont suivre la même courbe que ceux des ordinateurs : une chute libre.

La source d’énergie, elle, n’est pas un problème : le soleil et le vent sont gratuits, il suffit de les capturer – et nous y arrivons de mieux en mieux. Quant au transport de l’énergie, nous avons vu ces dernières années le début de la transformation de la « grille » de l’énergie en Internet de l’énergie.

Des millions de « prosumers » (à la fois producteurs et consommateurs) vont pouvoir vendre, ou échanger, l’énergie dont ils n’ont pas besoin, sur une plateforme internet, à travers tous les continents.

Et les objets physiques sont aussi concernés par la révolution de l’abondance…

Oui, grâce aux Fablabs et à l’impression 3D. Les logiciels d’imprimerie sont dans leur majorité en opensource, si bien que ça ne coûtera bientôt plus rien de les télécharger, éventuellement de les améliorer, et de fabriquer soit même de nombreux produits.

Le prix du matériau de construction va lui aussi baisser, car il est de plus en plus souvent issu du recyclage de métaux, de plastiques, de bois, etc. Dans deux ou trois ans, il y aura des Fablabs partout.

Maintenant, conjuguez tous les atouts dont je viens de parler : nous parlons alors d’un monde où vous pourrez alimenter votre petite entreprise de production 3D par de l’énergie gratuite que vous aurez produite vous-même ou échangée sur Internet.

Un monde dans lequel vous pourrez transporter votre produit 3D dans des véhicules électriques, qui eux-mêmes ont été alimentés par de l’énergie renouvelable. Et dans dix ans maximum, ces voitures seront sans chauffeur. Vous les réserverez sur votre mobile et elle vous localiseront toutes seules avec leur GPS…

Les jeunes semblent de moins en moins obsédés par l’idée de posséder, d’être propriétaires.

Quid du bouleversement de la société et des comportements individuels ?

Deux phénomènes majeurs permettent de comprendre comment cette troisième révolution industrielle a déjà commencé à transformer les comportements. D’une part, les jeunes semblent de moins en moins obsédés par l’idée de posséder, d’être propriétaires.

Une entreprise comme General Motors, aux États-Unis, peut légitimement s’interroger sur son avenir quand elle découvre que l’achat de voitures chez les 18-25 ans aux États-Unis est en chute libre.

Le second changement, c’est que, demain, dans une société d’abondance, le capital social deviendra beaucoup plus important que le capital économique ou financier. Et cette mutation radicale commencera dès le plus jeune âge. Prenez les jouets. Aujourd’hui, ils représentent le premier contact de l’être humain avec la propriété, donc avec le capitalisme. Ce jouet que ses parents lui ont offert, l’enfant découvre que c’est le sien, pas celui de son petit copain. Et personne ne le lui conteste.

Mais demain – et en fait aujourd’hui déjà dans de nombreuses familles – les parents emprunteront des jouets pour leurs enfants sur un site internet dédié ; l’enfant l’utilisera pendant quelques semaines ou quelques mois en sachant pertinemment qu’il n’en est pas le propriétaire ; et quand il s’en lassera ses parents renverront le jouet au site web pour que d’autres l’utilisent. A quoi bon garder des dizaines de jouets au grenier, n’est-ce pas ?

Mais le grand bouleversement à l’œuvre dans cet exemple tout simple, ce n’est pas tant que l’enfant pourra, pendant toute sa jeunesse, profiter d’autres jouets mieux adaptés à son âge : c’est le changement qui se produit dans sa tête par rapport à ce que les générations qui l’ont précédé ont connu. Il apprend en effet « naturellement » que les jouets ne sont pas des objets que l’on possède mais des expériences auxquelles on accède pour un temps donné, et que l’on partage avec les autres.

Il se prépare en fait, dès son plus jeune âge, à l’économie du partage qui l’attend. C’est une mutation complète de la société. J’ai presque 70 ans et je n’avais jamais, jamais anticipé qu’une chose pareille se produirait.

Mais la société occidentale – aujourd’hui attachée à un modèle vertical et hiérarchique – peut-elle s’adapter rapidement à ce modèle « horizontal » ?

Certains s’y mettent, en particulier dans le domaine de l’énergie. Et mieux vaut ne pas trop tarder. Car, comme je l’ai dit aux cinq plus gros groupes énergétiques allemands devant la chancelière Angela Merkel, et aux dirigeants d’EDF : « vous allez changer de métier ».

Quand des millions d’individus produiront leur propre énergie gratuitement et l’échangeront sur Internet, ne comptez pas gagner de l’argent en fabriquant du courant électrique : votre job, ce sera de gérer le Big Data de l’énergie pour faciliter la circulation des flux entre particuliers et entreprises.

En Allemagne, le message est passé. En France, il fait son chemin… même si l’on n’est pas encore prêt à quitter la seconde révolution industrielle et son parc nucléaire.

La révolution est mondiale, et on ne mesure pas toujours l’ampleur de ses conséquences.

En fait, le changement de génération met beaucoup plus rapidement en branle ces mutations que nos systèmes politiques et économiques. Deux tiers de la génération du Millenium (celle qui a eu environ 18 ans en l’an 2000) se dit favorable à l’économie du partage et la pratique déjà. Et les pays d’Asie et du Pacifique sont encore plus ouverts que les pays occidentaux sur le sujet. La révolution est mondiale, et on ne mesure pas toujours l’ampleur de ses conséquences.

N’oubliez pas, par exemple, que pour chaque voiture partagée, quinze voitures sont éliminées de la chaîne de production. Or, une étude que je cite dans mon livre a montré que dans une petite ville américaine, en gérant bien le partage de voitures, vous pouvez garantir à chacun à la fois mobilité et fluidité tout en réduisant de 80% le nombre de véhicules sur la route. Il y a 1 milliard de véhicules en circulation dans le monde. Retirez 80% d’entre eux, et faites vous-mêmes le calcul.

Croyez-moi, l’industrie sent déjà le vent du boulet, et elle se prépare. Et d’autres le font aussi, bien avertis de ce qu’on appelle « l’effet 10% » : si les géants de l’industrie classique semblent invincibles, beaucoup d’entre eux ont en effet des marges très étroites. Si 10% de leurs clients quittent le navire et basculent dans l’économie du partage, cela peut suffire à faire tomber ces industries.

La société du coût marginal zéro, c’est un bienfait pour l’écologie ?

C’est la meilleure arme pour aller dans le sens d’une société durable. Pour reprendre l’exemple de l’automobile, le fait que les 20% de véhicules qui resteront en usage ne brûlent qu’une énergie non polluante, gratuite et renouvelable est une excellente nouvelle pour la planète.

Si on peut produire des biens et des services pour rien, cela veut dire que l’exploitation de ce que la planète peut encore nous offrir est faite avec une efficacité maximale, sans gâchis. En produisant à un coût marginal zéro et en le partageant dans une économie circulaire – outils, voitures, jouets, vêtements – nous obtenons des avantages immenses en termes de pollution et de dégradation de l’environnement !

Le changement est à la porte. Et la route la plus rapide pour basculer dans la société de l’après-gaz carbonique est sans doute l’introduction, aussi vite que possible, de l’Internet des objets. Je ne sais pas si nous y arriverons, mais je crois que si nous y allons, l’expérience qui attend l’humanité dans le siècle à venir sera beaucoup moins pénible que ce que nous voyons se profiler si nous continuons avec le système actuel.

La grande question politique des années à venir devra porter sur le problème, essentiel,
de la neutralité du Web.

A l’avenir, la gestion des flux sera donc le nerf de la guerre ?

Absolument. Et la grande question politique des années à venir devra porter sur le problème, essentiel, de la neutralité du Web – soit un accès libre et une gestion collective de ce dernier. Disons le clairement : les grandes compagnies du câble et des télécoms, et certains géants d’Internet, remettent en question cette neutralité, voulue par l’« inventeur » de la toile, Tim Berners-Lee.

Quand ce dernier a imaginé le World Wide Web en 1990, il a souhaité que le système soit aussi simple d’utilisation que possible, pour que tout le monde puisse en profiter et que personne ne soit abandonné en chemin. Il a réussi, d’ailleurs : que vous soyez patron ou collégien, sur le Net, tout le monde est à égalité.

Mais aujourd’hui, les compagnies du câble rouspètent. Elles disent : « Nous avons mis beaucoup d’argent dans la mise en place des tuyaux, nous voulons gérer les flux autrement en faisant payer des tarifs différents en fonction de la qualité et des volumes des fichiers échangés. Pour nous rembourser de nos investissements, nous devrions pouvoir contrôler les données que nous récupérons, et les commercialiser ».

Les cablo-opérateurs ne sont pas les seuls à vouloir le gâteau. En installant des capteurs intelligents sur leurs compteurs, par exemple, les fournisseurs d’énergie aimeraient bien faire remonter toutes les infos utiles sur les habitudes de consommation de leurs clients, et les commercialiser.

C’est donc bien autour du Big Data que se joueront les profits – et les grands débats politiques – dans les prochaines décennies. Songez que Google enregistre chaque jour 6 milliards de recherches, qu’un habitant sur trois ou quatre de la planète est sur Facebook, que Twitter a 160 millions d’utilisateurs, qu’Amazon est le supermarché du monde…

Comment s’assurer que ces compagnies ne séquestrent pas les infos qu’elles récupèrent à chacune de nos opérations sur le Net, comment faire en sorte qu’elles n’occupent pas de position de monopole dans leur activité? Personne ne doit dominer outrageusement la plateforme technologique de l’Internet des objets.

Les centaines de millions d’internautes que nous sommes devenus doivent s’organiser. Rien d’impossible ! Les syndicats sont bien apparus avec le début du capitalisme, parce que les individus isolés ne parvenaient pas à exiger leur part de la production… Je suspecte que, demain, de nouveaux mécanismes émergeront afin que chacun ait un droit de regard sur la façon dont les informations qu’il laisse sur le Web sont utilisées.

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