Comment, en une semaine, l’argent du cannabis marocain vendu en France se transforme-t-il en or sur les étals des marchés de Chennai, l’ancienne Madras ? Un « alchimiste » indien, domicilié en Seine-Saint-Denis, a trouvé la recette.
Les enquêteurs de la police judiciaire (PJ) viennent de lui arracher son grimoire. Après dix mois d’enquête, ils ont par la même occasion fait tomber l’un des plus importants réseaux de blanchiment d’argent de la drogue jamais démantelés en France.
Les policiers l’appellent « l’Indien ». Dans son modeste appartement de Tremblay-en-France, ce chômeur de 32 ans originaire du Tamil Nadu vivait chichement depuis des années, ne se déplaçant qu’en métro ou dans une voiture hors d’âge. Derrière sa routine discrète de bon père de famille, Sayed, à la tête d’une galaxie de sociétés écrans basées à Dubaï, Tanger, Chennaimadr, Bangkok et Hongkong, brassait des dizaines de millions d’euros.
Il a été mis en examen pour « blanchiment de stupéfiants », jeudi 13 mars, ainsi que neuf membres de son réseau, a annoncé le procureur de la République de Paris, François Molins.
En France, le marché du cannabis est estimé à 3 milliards d’euros annuels, un flux permanent de liquidités que les grands trafiquants marocains s’empressent de blanchir au plus bas coût. Ils délèguent cette mission à une poignée de « banquiers » locaux établis à Tanger ou Casablanca, chargés de contacter les « blanchisseurs » les moins chers. Le secteur est très concurrentiel. Sayed n’avait pas d’équivalent : il ne prenait pas de commission.
Depuis au moins quatre ans, il récupérait le fruit de la vente du cannabis auprès de « collecteurs » français opérant pour le compte des trafiquants marocains. Il se chargeait ensuite de l’acheminer à Bruxelles, dans des sacs de sport remplis de billets. Une partie de cet argent était alors réinvestie dans de l’or, fourni par un fondeur anversois.
Trois fois par semaine, des « porteurs » indiens s’envolaient pour Dubaï, embarquant avec eux des sacs de billets ou quelques kilos de métal jaune, dûment déclarés à la douane grâce à de fausses factures émises par les sociétés de Sayed.
Bijoux et café moulu
A Dubaï, une partie du liquide était déposée dans des bureaux de change contrôlés par les « banquiers » marocains, l’autre injectée dans le circuit bancaire ou investie dans l’immobilier. Mais c’est grâce à l’or que « l’Indien » a établi son empire. Fondu, transformé en bijoux, le métal était acheminé au cou et aux oreilles de « porteurs » par avion, direction Chennai. Une autre partie, réduite en poudre, prenait la route, via la Birmanie, dans des boîtes de café moulu.
La marchandise pénétrait ainsi en Inde, premier importateur mondial d’or, sans s’acquitter de la TVA. L’argent de la drogue se retrouvait transmuté en métal jaune et vendu au cours local sur les marchés du Tamil Nadu. Sayed se rétribuait en empochant le delta de la TVA, soit 10 % de la valeur de la cargaison.
Et s’offrait le luxe de blanchir « gratos ». En garde à vue, il a timidement admis avoir recyclé 36 millions d’euros depuis 2010. Les enquêteurs, qui ont jusqu’ici saisi 2,3 millions d’euros et 9 kilos d’or, évoquent volontiers la somme de 200 millions d’euros par an. « Sur le plan criminologique, c’est génial », s’extasie-t-on au parquet de Paris.
Cette enquête, baptisée « Rétrovirus », est le second volet de l’opération « Virus », déclenchée en octobre 2012 par la Direction centrale de la police judiciaire. Ce premier coup de filet avait mis au jour un réseau de blanchiment extrêmement sophistiqué, estimé à 170 millions d’euros par an.
Le stratagème consistait alors à remettre l’argent de la drogue à des fraudeurs fiscaux désireux de profiter de leurs liquidités en France, qui mettaient en échange la contre-valeur de leurs comptes bancaires suisses à la disposition des trafiquants.
C’est un des « collecteurs » interpellés dans l’affaire « Virus » qui a orienté les enquêteurs vers « l’Indien ». Ils ont découvert une structure de blanchiment parallèle d’apparence plus rudimentaire – sacs de billets, importation frauduleuse de matières premières –, dont l’ampleur, à quelques saisies douanières près, avait jusqu’ici échappé aux radars.