L’appel du Quai d’Orsay à une vigilance accrue dans une quarantaine de pays a provoqué la panique de nombreux touristes. Retour sur un quiproquo.
“Sales et méchants“. Ainsi sont décrits les Français par l’organisation État islamique, qui appelle à s’en prendre à nos concitoyens
depuis que la France participe aux frappes visant à la détruire en Irak.
Une menace que les djihadistes ont mise à exécution la semaine dernière avec l’effroyable exécution d’Hervé Gourdel en Algérie. Ce drame a conduit dès le lendemain le ministère des Affaires étrangères à ajouter onze pays (Indonésie, Malaisie, Philippines, Afghanistan, Pakistan, Ouzbékistan, Comores, Burundi, Tanzanie, Somalie et Ouganda)
à sa liste des États où les Français sont invités à la “plus grande prudence”.
Problème, en l’absence de cartes ou d’informations complémentaires du Quai d’Orsay, certains sites d’information ont alors composé leur propre infographie. Sans pour autant faire de distinction entre les différents degrés de vigilance selon le pays. Ainsi, l’ensemble du continent africain, dont le Maghreb, mais aussi tout le Moyen-Orient se sont retrouvés colorés en rouge. “Une bombe nucléaire“, pointe aujourd’hui René-Marc Chikli, président du syndicat des tour-opérateurs Seto.
“La communication du Quai d’Orsay a été si mauvaise qu’il y a eu confusion entre vigilance et interdiction de se rendre dans ces pays“, déplore-t-il.
“Une vraie Bérézina pour les réservations.” Maroc, Tunisie, Égypte mais aussi Turquie, toutes les destinations qui, a priori, ne constituaient pas de risque, ont été touchées. “Nos réservations ont baissé de 50 % par rapport à la semaine précédente“,
affirme Jean-Pierre Mas. Le président du Syndicat des agents de voyage français (Snav) dénonce une communication excessivement alarmiste du ministère des Affaires étrangères, ainsi qu’une mauvaise interprétation des médias.
Le Quai d’Orsay regrette une “incompréhension“
Au Quai d’Orsay, on regrette une “incompréhension” dans la presse, alors que le ministère avait uniquement appelé au renforcement du dispositif de vigilance dans quarante pays, dont onze nouveaux. Sur son site internet, le ministère des Affaires étrangères propose depuis des années une rubrique “Conseils aux voyageurs”, rassemblant une myriade d’informations et d’avertissements sur les zones à éviter dans le monde entier. Avec une carte pour chaque État, mais aucun planisphère, afin de ne pas susciter de panique.
Toutefois, pour dissiper aujourd’hui tout amalgame, le ministère a divulgué au Point.fr ses propres cartes (régionale et mondiale) de vigilance par pays. La première, qui se focalise sur l’Afrique et le Moyen-Orient, se répartit en trois couleurs. Le vert, minoritaire, correspond à une vigilance normale, soit aucun risque spécifique. Il s’agit notamment du Maroc, du Qatar, du Koweït, ou des Émirats arabes unis. Vient ensuite le jaune, invitant à une vigilance renforcée : des pays qui comprennent certains risques, mais qui ne constituent pas un frein au tourisme. C’est le cas de la majorité de la Tunisie, de l’Arabie saoudite, du Sénégal, du Cameroun ou d’une partie de l’Égypte.
La donne se complique avec le code orange. Il déconseille tout déplacement dans ces pays sauf pour raison impérative (familiale, professionnelle). Sont concernés le nord de l’Algérie, une partie de l’ouest et du nord de l’Égypte, l’Iran, la République démocratique du Congo, ou encore le Tchad. Vient enfin le rouge, pour les pays où les déplacements sont formellement déconseillés, soit une grande partie de la bande sahélo-saharienne (sud de l’Algérie, Libye, une grande partie du Mali, de la Mauritanie, le Sinaï égyptien, mais aussi le Nigeria ou le Yémen).
“Contre-productif” (L’islamologue Mathieu Guidère)
“Cette carte apporte une distinction notable des niveaux de vigilance dont il faut faire preuve selon l’endroit où l’on se trouve“, explique-t-on au Quai d’Orsay, qui précise se baser sur la territorialité. En outre, le ministère rappelle que le document, qui est en constante évolution, est la synthèse de toutes les informations communiquées dans la rubrique “Conseils aux voyageurs”, qui rassemble “toutes les données envoyées par les ambassades françaises sur le terrain, en contact avec toutes les palettes des administrations et autorités de chaque pays“.
Mais cette approche territoriale est loin de faire l’unanimité. Professeur d’islamologie à l’université de Toulouse-Jean-Jaurès, le chercheur Mathieu Guidère déplore une méthode non pertinente par rapport à la nature du terrorisme aujourd’hui. “La méthodologie employée est contre-productive, car elle donne l’impression que tous les territoires en rouge ou orange sont sous le contrôle des terroristes, ce qui sert leur projet en faisant penser qu’ils peuvent frapper partout“, estime l’islamologue.
C’est pourtant ce que suggèrent les menaces de l’EI, renforcées par l’assassinat d’Hervé Gourdel, à des milliers de kilomètres de l’Irak et de la Syrie.
Dans son “appel” à tuer des citoyens français, l’organisation invite les musulmans du monde entier à “tuer (…) de n’importe quelle manière“. “Frappez sa tête avec une pierre, égorgez-le avec un couteau, écrasez-le avec votre voiture, jetez-le d’un lieu en hauteur, étranglez-le ou empoisonnez-le“, déclare notamment son porte-parole Abou Mohammed al-Adnani.
“Traumatisme général” (Tour-opérateurs Seto)
“À l’exception du nord-est de la Syrie et de l’ouest de l’Irak, sous la coupe de l’organisation État islamique, aucun groupe radical ne possède de territoire à ce jour“, rappelle l’islamologue Mathieu Guidère. De la même manière, Jean-Pierre Mas, le président du Snav, estime que “laisser croire qu’un pays entier constitue un risque est une erreur“. “Que je sache, l’EI n’a pas donné une liste de pays où les musulmans doivent attaquer les Français. La lecture qui a été faite des déclarations du Quai d’Orsay est que les 40 pays cités étaient devenus dangereux“, déplore-t-il.
De quoi provoquer chez les touristes français une psychose difficilement contrôlable.
“Le traumatisme était général“, se souvient René-Marc Chikli du Seto. “Certains sont même allés jusqu’à annuler leur voyage en Inde, parce qu’il comportait une escale à Doha, au Qatar“. Or, Mathieu Guidère en est convaincu, “se demander si un pays est plus ou moins sûr qu’un autre n’a aujourd’hui plus aucun sens car le terrorisme est déterritorialisé. Les attaques étant aujourd’hui aléatoires, c’est au touriste de modifier son comportement pour réduire les risques“, affirme l’islamologue.
“Partir seul, sans hôtel et sans s’assurer au préalable de sa sécurité, c’est courir de grands dangers.“
Ainsi, plusieurs spécialistes s’accordent à penser que le Français Hervé Gourdel s’est mis en danger en voyageant seul en Algérie dans le massif du Djurdjura, repère connu des groupes djihadistes algériens, et déconseillé par le Quai d’Orsay “sauf raison impérative” (couleur orange). À Paris, on rappelle que la rubrique “Conseils aux voyageurs” propose bien plus que des cartes sur le risque terroriste : une mine d’informations et de recommandations sur les transports de chaque pays (dont les risques d’accident), les traditions (alcool, drogue), la criminalité de droit commun ou même les risques sismiques, ce qui équivaut en quelque sorte à un “code comportemental”.
“Le b.a.-ba du comportement d’un voyageur en zone dangereuse est de faire preuve de la plus grande vigilance“, insiste Jean-Pierre Mas, le président du Snav. Outre les indispensables “Conseils aux voyageurs du Quai d’Orsay, les touristes sont invités par le ministère à s’enregistrer sur le fil de sécurité “Ariane”. En y inscrivant ses coordonnées, sa destination ainsi que son temps de séjour, le citoyen français est dès lors répertorié à l’Ambassade de France du pays visité, mais aussi au centre de crise du Quai d’Orsay. Ainsi, en cas de danger soudain dans la région, le citoyen est alerté en temps réel par e-mail et SMS.