Dans son dernier livre, Est-ce ainsi que les hommes vivent? la psychanalyste Claude Halmos soutient que la crise économique provoque des ravages psychologiques dans de nombreuses couches de la population. Interview.
par Claire Chartier
Certains malaises sont si difficiles à nommer que l’on s’abrite volontiers derrière des expressions passe-partout pour contourner l’obstacle.
Ainsi de la fameuse “déprime” ou “sinistrose” hexagonale, censée renvoyer au piteux moral des Français frappés par la dégradation économique.
L’heure n’est pourtant plus aux euphémismes commodes, s’emporte la psychanalyste Claude Halmos dans son dernier livre, Est-ce ainsi que les hommes vivent? (Fayard).
Celle que de nombreux lecteurs et auditeurs connaissent pour ses interventions affûtées sur les questions d’éducation pousse, cette fois, un cri d’alarme et de révolte aux accents politiques :
oui, la crise économique provoque, bien au-delà du seul cercle emblématique des chômeurs, des ravages psychologiques dans de nombreuses couches de la population.
Aux dirigeants d’en prendre la mesure, sous peine de se couper encore davantage de leurs électeurs. Une interpellation douloureuse, mais salutaire.
“La vie dans un pays en crise ressemble à la vie dans un pays en guerre”, écrivez-vous. La formule a de quoi choquer. Pourquoi une telle comparaison?
Même si l’on ne vit pas dans une zone de combat, on peut ne jamais se sentir à l’abri. La crise économique a enfanté une crise psychologique dont personne ne parle. Pis : on fait comme si elle n’existait pas. Alors que la situation sociale actuelle engendre des souffrances qui ne sont pas liées aux caractéristiques des personnes ni à leur histoire, mais aux conditions de vie dans lesquelles elles se débattent et qui peuvent venir à bout du psychisme le plus solide. Il faut le dire : il existe une pathologie spécifique issue de la crise, qui se surajoute aux pathologies individuelles et atteint des mécanismes vitaux de l’individu.
Qui en est victime?
Tous les Français, et pas seulement les très pauvres. Dans les milieux plus favorisés, on redoute de ne plus pouvoir emmener sa famille en vacances, de devoir renoncer aux études dont on avait rêvé pour ses enfants ; on craint le déclassement, pour soi-même et pour ses proches… Le parent dont le jeune ne trouve pas de travail se dit qu’il ne l’a peut-être pas suffisamment épaulé et motivé. Pour tout le monde, les capacités d’existence se rétrécissent. C’est une vie “en peau de chagrin” : un peu moins, et encore un peu moins, jour après jour.
Ceux qui subissent cette situation, les “invisibles de la peur”, comme vous les appelez, pourraient témoigner, eux…
Ils ont beaucoup de mal, car ils ont honte de la culpabilité et du sentiment de vulnérabilité qu’ils ressentent. Ce qui permet à ceux qui pourraient faire connaître ces peurs, mais qui ne le font pas, de justifier leur silence. Chez les moins touchés, l’objet de l’angoisse est imaginaire, mais celui de la peur est bien réel.
Que voulez-vous dire?
Un cambrioleur entre chez moi, je redoute qu’il me trouve : il s’agit d’une peur. J’habite un immeuble sécurisé, un quartier tranquille, je suis obsédée par les cambriolages : il s’agit d’une angoisse. Aujourd’hui, le chômage, chez les gens qui le redoutent, entraîne des angoisses qui renvoient à l’imaginaire – “J’ai peur d’être un bon à rien” -, mais aussi une peur, bien réelle, parce que toutes les entreprises peuvent licencier, dans tous les métiers.
Donc, peur et angoisse se conjuguent?
Absolument. La peur est même tellement légitime aujourd’hui qu’on pourrait s’interroger sur l’état mental de quelqu’un qui ne craindrait pas le chômage !
Vous n’êtes pas tendre avec vos confrères qui pratiquent la psychologie positive. Que leur reprochez-vous, au juste?
Imaginez : vous êtes chômeur, vous n’avez plus rien, et l’on vous dit que vous pouvez positiver tout ça et le vivre sereinement! Mais de qui se moque-t-on? Celui ou celle qui entend cela sans que son quotidien, avec toutes ses difficultés, soit évoqué pense forcément que s’il n’y arrive pas c’est de sa faute. Ces théories accroissent la culpabilité, la dévalorisation, et laissent ainsi se déployer une pathologie issue de la situation sociale. Au passage, elles empêchent la personne de se soigner. Cette “religion” du bonheur a aussi une portée politique : lorsque l’on se concentre sur ces petits shoots de félicité, on ne s’organise pas avec ses voisins pour tenter de changer la situation ! Les psys ont le devoir de dire aux gens : “Vous avez peur de l’avenir, et c’est normal. Il y a des raisons objectives, cela arrive à beaucoup d’autres. Il n’y a pas de raison d’avoir honte.”
Par quels mécanismes la crise économique mine-t-elle les esprits?
Les individus sont confrontés à une réalité écrasante, contre laquelle ils ne peuvent rien et dont ils se disent qu’elle n’a aucune chance de changer. C’est le même principe que dans une rupture: votre compagnon vous quitte, vous reprenez le dessus parce que vous savez que d’autres hommes et femmes existent, avec lesquels vous pourrez faire un bout de chemin. Quand les portes sont définitivement fermées, quelle marge d’action vous reste-t-il? L’être humain a besoin de pouvoir se projeter dans un avenir pour avoir envie d’avancer. “Demain” doit rester pour lui… à portée de main.
Et que se passe-t-il lorsque ce “demain” est inaccessible?
L’anxiété grandit ; on plonge dans la dépression. Et, parfois, on sombre jusqu’au suicide. Oui, là encore, il faut dire que l’on peut aller jusqu’à se tuer parce que sa vie sociale est devenue invivable. Les suicides au travail sont souvent présentés comme des drames personnels, comme si les difficultés matérielles et sociales de la personne ne comptaient pas dans ce geste terrible. Mais la crise ne met pas seulement en danger les névrosés graves !
A fortiori en France, pourrait-on dire, où les salariés entretiennent un lien très fort au travail… Comment expliquez-vous cet attachement presque passionnel? Est-il dû à l’intérêt pour le statut social, si profondément ancré dans notre culture?
Il faut plutôt y voir l’illustration du rôle crucial que joue la vie sociale dans l’équilibre psychologique de l’être humain. Nous considérons à tort l’existence sociale comme relevant de l'”avoir” : je “suis” M.Dupont et “j’ai” une vie professionnelle de commercial. Si je cesse d’être commercial, je serai très malheureux, mais je resterai M. Dupont. Eh bien, non, la vie sociale n’est pas superfétatoire, elle aussi relève de “l’être”. La personne se construit sur deux piliers, elle a une double colonne vertébrale psychique, et tout ce qui atteint gravement le social, comme la pauvreté et la remise en question de l’identité avec le chômage, aboutit à une amputation d’une partie d’elle-même.
Comment décrire, d’un point de vue psychique, les effets du chômage?
Le licenciement est un traumatisme, et le chômage, une maltraitance. La société renvoie aux chômeurs l’idée qu’ils ne valent rien, ce qui est une négation de leur image sociale. D’ailleurs, ils ne sont jamais désignés dans leur singularité : on ne dit pas un boulanger chômeur ou un ingénieur chômeur, mais “un chômeur”. Même Pôle emploi leur envoie des courriers types, anonymes. Ils ne sont plus rien, ils n’ont même plus de nom !
A l’évidence, vous ne souscrivez pas à l’idée, de plus en plus répandue depuis les années 2000, que les chômeurs ne font pas suffisamment d’efforts pour se replacer. Récemment encore, le ministre du Travail, François Rebsamen, demandait au Pôle emploi de renforcer les contrôles pour vérifier que les chômeurs “cherchaient bien” du travail…
Bien sûr que certains trichent, mais ils sont une infime minorité, tous les chiffres le montrent ! Dire à quelqu’un qu’il n’a pas de boulot parce qu’il n’en cherche pas, dans un contexte où il n’y a pas d’emploi, c’est une monstruosité! Et cela traduit une méconnaissance totale des conséquences psychologiques de la crise. C’est aussi un message terrible envoyé aux enfants de chômeurs, à qui l’on dit que leurs parents sont des incapables. Le chômage plonge l’être humain dans l’impuissance, et dans l’impuissance vivre devient intenable ; on n’a plus de prise. Reviennent alors les mécanismes de l’enfance. L’individu se retrouve comme le nourrisson qui dépend entièrement de ceux qui s’occupent de lui : il est en état de faiblesse absolue. La culpabilité s’installe : “Je devrais pouvoir et je ne peux pas.” Mais de cela personne ne dit mot, pas plus les psys classiques que les psys du bonheur, du reste.
Si, en politique, un parti en parle : le Front national…
En effet, la seule à évoquer les difficultés des gens – pour les manipuler – est Marine Le Pen, et c’est bien tout le problème! Le Front national sait prendre les gens par la souffrance, comme d’autres les prennent par les sentiments. Il prospère sur le silence généralisé des politiques.
C’est à eux que vous vous adressez, in fine, dans ce livre?
Absolument. Il est grand temps qu’ils mesurent les souffrances psychologiques induites par la crise, qu’ils les recensent honnêtement et qu’ils prennent des décisions concrètes, comme permettre aux salariés privés d’emploi d’avoir accès à la médecine du travail, en débloquant des crédits à cet effet. Il faut que les chômeurs, ces blessés de la guerre économique, continuent de se sentir membres à part entière du monde professionnel.
En quoi le fait de parler de ces souffrances psychologiques peut-il les atténuer?
Je vais vous donner un exemple personnel. Un jour, je dois me faire opérer, et je dis à mon chirurgien : “C’est idiot, mais l’anesthésie m’a toujours beaucoup angoissée.” Il me répond : “Non, ce n’est pas idiot. Récemment, on a opéré ma femme : je suis monté dans sa chambre d’hôpital en pensant que c’était peut-être la dernière fois que je la voyais.” Mon angoisse est tombée instantanément. Parce que, en me disant que ma peur était normale, ce médecin (qui n’était pas un sadique, mais au contraire un modèle d’humanité et d’intégrité) a transformé l’anesthésiecauchemar en un problème réel, donc gérable.
La crise politique et internationale actuelle – avec le “califat” islamiste, le virus Ebola – entraîne-t-elle des ravages psychiques comparables à ceux de la crise économique?
Elles ajoutent un grand poids à cette réalité écrasante. Sur le plan politique, on ne trouve plus de leader porteur d’un discours d’espoir, capable d’incarner un projet collectif. Et, à l’extérieur, la sauvagerie se déchaîne. La pratique de la décapitation, revendiquée, médiatisée sur toute la planète, fait voler en éclats tous les interdits. Il n’y a plus de limites. Et, s’il n’y a plus de limites, l’angoisse grandit. Prenez l’exemple du petit enfant : pourquoi a-t-il besoin de limites ? Parce qu’elles le rassurent. Elles sont comme un contenant dans lequel il peut grandir correctement.
Si tous nos malheurs proviennent du contexte actuel, on peut être tenté de se dire que rien ne sert de se bouger soi-même tant que l’Etat, les politiques, les économistes ne se réforment pas préalablement…
Je ne dis pas cela. Il faut évidemment compter sur soi, mais en lien avec les autres. Le combat collectif offre une perspective, une prise sur le monde. Lorsque l’on est dans la lutte commune, on se rend compte que l’on peut recevoir et donner ; donc, que l’on n’est pas “rien”. On soigne la part “sociale” des individus en réinvestissant le politique, en allant voter, en menant des actions collectives, à l’échelle du quartier, de la ville, du monde associatif ; pas en se regardant le nombril toute la journée.