Au-delà de la gravité du précédent et des images-chocs de policiers assiégeant un Palais présidentiel abandonné par son locataire, les manifestations des policiers antiémeute marqueront durablement le pays, la politique, les institutions et la société et mettent à nu la fragilité d’un Etat otage de luttes de clans.
Par Adlène Meddi
1-L’appareil répressif s’est enrayé
«La gestion démocratique des foules», concept cher au général-major Abdelghani Hamel, vient de se casser les dents sur les pavés d’Alger, Ghardaïa, Khenchela et Oran. La projection massive de troupes antiémeute pour contenir la foule avec installation durable des policiers de l’URS sur place avait un coût exorbitant, selon les témoignages des policiers frondeurs : l’épuisement et les conditions d’hébergement. Aussi en cause : les règles d’engagement. La police a reçu l’ordre de ne pas employer la force ou les balles réelles, même en cas d’agression, comme ce fut le cas à Ghardaïa. D’un point de vue technique, la logique militaire de Hamel, qui s’appuie sur une endurance spartiate des forces de police, a vite épuisé ses ressources.
D’un point de vue politique, l’engagement systématique des forces antiémeute pour pallier le déficit de gouvernance est décrié par les policiers eux-mêmes.
2-Les luttes de pouvoir piègent toute la vie politique et sociale
La logique occulte des luttes de pouvoir parasite toute analyse de l’actualité. Si tous les ingrédients sont réunis pour que les policiers,
régulièrement mobilisés pour des crises depuis les émeutes de 2011 (campagne présidentielle, affrontements dans la vallée du M’zab), accumulent de la fatigue et des griefs contre leur hiérarchie.
Cette crise inédite survient dans un contexte de tensions liées à la succession du chef de l’Etat, où le chef de la police est l’un des principaux protagonistes. «Hamel est un fidèle de Bouteflika et le dernier bastion sécuritaire à résister au DRS», souligne un conseiller d’El Mouradia, qui cautionne la thèse de la manipulation.
«L’instantanéité de ce mouvement montre qu’il est fomenté depuis un moment, sinon, comment expliquer que plusieurs régions aient aussi rapidement gagné Alger ?» affirme Mourad Goumiri, président de l’Association des universitaires algériens pour la promotion des études de sécurité nationale. Et d’ajouter :
«Tout augure d’une révolution de palais.»
Le leader du MSP, Abderrezak Makri, en est aussi persuadé : «On ne peut isoler ce qui ce passe avec les luttes des différentes parties du pouvoir. Ils sont en train de jouer avec le feu.» Conséquence directe : chaque initiative de la société civile se voit automatiquement discréditée par des lectures parfois paranoïaques, lui niant toute velléité d’autonomie et de maturité.
C’est la raison pour laquelle le MDS, tout en ne croyant pas à «une véritable insurrection au sein d’un corps qui n’a pourtant pas rompu la discipline républicaine aux pires moments du terrorisme et lors de la crise de Kabylie qui a duré 4 années», refuse de «prêter flanc aux thèses qui délégitiment la contestation en cours et évoquent une menace sur l’ordre républicain ou des luttes d’appareils qui mettraient en jeu la cohésion dans la gestion de l’Etat. Même si la santé de Bouteflika ravive, périodiquement, les spéculations les plus diverses.» Le régime est donc condamné à fonctionner, en raison de son déficit de légitimité et d’efficacité, en tant que sphère minée par la paranoïa qui le paralyse lui-même.
Aucun responsable n’assumera un échec tant qu’il ne croira pas aux raisons objectives de cet échec l’attribuant à un «sale coup» de l’autre bord.
3-Il y a une distinction entre le pouvoir et l’état
Paradoxalement, ce sont des policiers antiémeute qui viennent de rappeler que l’Etat n’est pas le pouvoir, alors que le régime joue essentiellement sur l’amalgame entre les deux concepts afin de mieux s’auto-légitimer.
Les compagnies d’URS révoltées tracent une ligne bien claire entre, d’un côté, leur mission de défense des institutions et de l’ordre public et, de l’autre, leur rejet de la mauvaise gouvernance au sein de la police et de la justice et les dépassements des «enfants de» et des nouveaux puissants. Ils disent clairement qu’ils ne veulent parler qu’au Premier ministre, évitent d’invoquer le Président absent, s’adressant ainsi à la machine exécutive et non pas aux représentants du Président absent. Ils s’adressent à l’administration centrale et non aux symboles du régime (même si la personne de Sellal, pour nuancer ce propos, représente malheureusement un Exécutif paralysé par le pouvoir présidentiel).
4-La formule du mandat Bouteflika ne marche plus
Certains commentateurs ont tenu à souligner la coïncidence entre la révolte des URS et la chute des prix du pétrole sur les marchés mondiaux sous la barre des 83 dollars le baril. Ce n’est pas anecdotique : par un concours de circonstances, le dispositif de la gestion du front social est en train de s’effriter : la carotte (les budgets consacrés à l’achat de la paix sociale) et le bâton.
5-La société civile est en train de se construire
A la fin des années 1980, en pleine vogue du réformisme du président Chadli, l’idée d’un syndicat de la police avait timidement vu le jour chez les patrons mêmes de la DGSN. Mais l’idée a vite été enterrée par les tenants du statu quo et le terrorisme. Aujourd’hui, c’est curieusement dans les corps de métiers les plus inattendus (imams, avocats…), les plus idéologiquement marqués, que la question de la représentation syndicale se pose avec acuité, réorganisant les corporations (même proches du régime) en forces de proposition indépendantes. C’est assurément une victoire pour le combat des syndicats autonomes qui ont imposé le syndicalisme hors-UGTA comme vecteur des luttes sociales. Une idée soutenue par Rachid Malaoui, président du Snapap : «Depuis l’Indépendance, la police est gérée par les militaires. Quand un agent souhaite partir à l’étranger, il doit demander l’autorisation à son directeur, qui est un militaire. La police doit devenir civile, comme en Tunisie ou en France, avec des droits (celui d’organiser des marches) et des devoirs (n’appartenir à aucun parti politique ni aucune centrale syndicale), et s’inscrire dans une logique de reconnaissance des droits fondamentaux.»