Le 27 octobre, la Fondation Louis Vuitton doit ouvrir ses portes à Paris. « Sur le papier », elle semble incarner ce que les oligarques du marché de l’art contemporain ont fait de la création artistique : un produit mercantile, spéculatif, spectaculaire, et instrumentalisé.
Comment « traiter » ses actionnaires dans les colonnes ou sur les plateaux des médias qu’ils possèdent ? L’exercice demeure, pour tout journaliste et directeur de rédaction, délicat. Du Monde au Figaro, les situations l’attestent. Et en l’occurrence, l’examen interroge moins la forme intrinsèque du traitement que les interprétations, sous jacentes, qu’il fait porter sur la marchandisation et la mercantilisation de l’art. Ce, même si la profusion d’élogieux épithètes fait sourire, une fois juxtaposée sur le lien capitalistique de Bernard Arnault avec le titre concerné.
« Cocktails de luxe réservés aux VIP »
25 septembre 2014 dans Les Echos : Fondation Louis Vuitton, des prestataires de luxe pour un musée exceptionnel. L’établissement sis dans le bois de Boulogne sera inauguré le 27 octobre, après treize années d’études et de travaux confiés à l’architecte Frank Gehry. Et ce à quoi est consacré l’article, c’est la liste des prestigieux fournisseurs qui feront la renommée du lieu. Potel & Chabot pour les soirées de gala et autres « événements gastronomiques et cocktails de luxe réservés aux VIP » – avec notamment, dès les premiers jours, le spectaculaire et « bankable » pianiste Lang Lang, stratégique pour contenter le juteux et patriote marché chinois, ou le groupe de musique électronique Kraftwerk. Derrière les fourneaux, Jean-Louis Nomicos, disciple du « maître » Alain Ducasse qu’il a « suivi à Monaco puis aux quatre coins du monde ». Et RMN-Grand Palais pour la boutique, le journaliste insistant sur les 60 millions d’euros de chiffre d’affaires du « premier opérateur commercial dans les musées en France », « ce qui positionne d’emblée les ambitions de la Fondation Louis Vuitton ». Tout semble prêt pour le feu d’artifice.
Maquiller d’un vernis
Et pas un mot – ou presque – sur la collection, cultivée, faut-il le rappeler, dans la rivalité épidermique à laquelle l’intéressé et François Pinault (Kering) se livrent non seulement dans le secteur manufacturier du luxe, mais aussi dans les vignobles et, désormais, le monde de l’art. L’art de collectionner, l’art de peser substantiellement sur la cotation – François Pinault est propriétaire de Christie’s, Bernard Arnault le fut de Philips. Et l’art d’exposer, le premier à Venise au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana, le second désormais donc dans le Jardin d’acclimatation.
Un monde de l’art qui, tous deux l’ont bien compris, comporte de considérables avantages fiscaux, spéculatifs, mais aussi d’image : s’afficher collectionneur – et le faire savoir par une communication minutieusement adaptée – profite subtilement à la réputation des enseignes de luxe, ainsi maquillée d’un vernis créatif, altruiste, mécène et émotionnel.
« Bling bling »
Les artistes contemporains qui, tels Huyghe, Lavier, Eliasson, Prince, Gursky ou Kelly, seront exposés, semblent être à l’image du lieu et correspondre aux motivations non seulement artistiques mais aussi industrielles et marketing de la première fortune de France qui a bâti et développé son empire selon une règle d’or : frapper les esprits. Etre monumental. Et, dans certains contextes, « bling bling ». Sans doute Jeff Koons, que Bernard Arnault affectionne, sera lui aussi de la partie.
Alors la boucle sera bouclée : l’un des produits les plus symptomatiques de la marchandisation internationale de l’art sur les murs d’un batiment ébouriffant voire ostentatoire.
La fin et les moyens
Bien sûr, la sincérité de l’intérêt, voire davantage, que l’éclairé Bernard Arnault porte aux arts et en particulier à la création contemporaine, n’est pas contestable. Bien sûr, Picasso et Richter devraient eux aussi avoir leur place dans l’enceinte. Bien sûr, il faut savoir saluer une telle initiative privée, à l’heure où la paupérisation des moyens publics affectés à la culture, et cela dès l’école, ronge la société française. Bien sûr, il faut se féliciter que l’ex-futur citoyen belge ait maintenu son projet dans l’Hexagone, quand d’autres choisissent des cieux fiscalement plus ensoleillés. Bien sûr, une telle entreprise culturelle et artistique est aussi une entreprise “tout court”, et philanthropie ou mécénat ne doivent pas exclure une approche industrielle rigoureuse. Bien sûr, il faudra juger « sur pièce », et peut-être cette première perception sera-t-elle alors fortement infirmée une fois les yeux directement posés sur et surtout à l’intérieur de l’édifice. Mais toute fin doit-elle justifier toutes sortes de moyens ?
Suprématie du contenant sur le contenu
Or pour l’heure il faut s’en remettre à la communication orchestrée sur le lancement même de la Fondation Louis Vuitton pour « apprécier » le « produit ». Et dans son édition du 2 octobre, Paris-Match – que les marques du groupe Louis Vuitton couvrent chaque semaine de généreuses pages de publicité – lui aussi consacre 10 pages à « l’oiseau de verre », et là encore exclusivement à l’enveloppe : le bâtiment.
Primauté d’un contenant spectaculaire, extravagant, éblouissant, sur un contenu pour partie arriviste : voilà à quoi le marché international de l’art semble désormais confiné, voilà la direction vers laquelle il oriente, influence, même conditionne la création artistique elle-même. Peu importe ce que l’on voit sur les murs, le plus important ce sont les murs eux-mêmes… comme l’illustre le musée Guggenheim de Bilbao, dont la beauté, incontestable, de l’architecture est inverse à celle, déjà fanée, de la collection.
Endogamie
Monique et Michel Pinçon-Charlot, chercheurs-sociologues au CNRS qui depuis trente ans décortiquent les mécanismes de la richesse, pourraient trouver là une formidable démonstration de leurs travaux : plus rien, pas même le marché de l’art, n’échappe aux investissements collusifs et inextricablement imbriqués – dans les médias, la politique, la justice, les loisirs, les cercles intimes de décision et de lobbying – grâce auxquels les « très riches » non seulement accroissent leur patrimoine, l’étendue de leur puissance et l’envergure de leur pouvoir, mais aussi maintiennent à une distance lointaine tout contestataire – magistrat, élu politique, mouvement citoyen – ou tout candidat à l’aréopage jugé indigne de l’honneur. Existe-t-il meilleur rempart aux menaces que l’endogamie et l’instinct de préservation ?
Démesure, arrogance, vulgarité
« Grâce » à Bernard Arnault et à ses coreligionnaires qui ont modelé un marché dont l’une des prouesses est de « créer » ex nihilo des artistes ou plutôt des fabricants de produits spéculatifs, même l’art est devenu objet utilitariste et consumériste. Ses promoteurs dictent désormais la nature même de la création, dont la résonance est proportionnée à la démesure, à l’arrogance, à la vulgarité ou à l’inanité des installations et autres inventions exhibées. Des musées se rendent complices de l’imposture : le Château de Versailles, par exemple immergeant en 2010 le travail de Murakami dans les Grands appartements et la Galerie des glaces, n’apporte-t-il pas artificiellement un crédit, une légitimité institutionnels qui profitent à la réputation et surtout donc… à la cote ? N’y a-t-il pas là, comme l’affirme l’écrivain et membre de l’Académie française Jean Clair, détournement, usurpation de fonction, aliénation et scandaleuse instrumentalisation ?
Faire carrière
Dans ce contexte, un art est d’ailleurs en train de s’affaisser, faute de disciples et jusque dans les écoles ad hoc : le dessin et, dans une moindre mesure, la peinture. Trop émotionnels, pas assez « innovants », insuffisamment provocateurs, et donc « ringards ».
Et les analogies sémantiques sont légion. Cénacles économique et artistique partagent les mêmes règles. Tout comme dans le monde professionnel, tout comme dans l’entreprise qui héberge les « faiseurs » du marché – fortunes soudaines de l’immobilier, de la finance, ou du net -, les artistes doivent « faire carrière ». Et la plupart partagent des ressorts communs : celui du narcissisme, de l’éphémère, de la vanité, de l’exhibitionnisme.
Des artistes devenus des marques
Et celui du gain, comme l’llustra en septembre 2008 Damien Hirst : il procéda lui-même à la vente aux enchères d’œuvres récentes, chez Sotheby’s, pour un montant de près de 115 millions de livres. Aujourd’hui, sa cote a dévissé, car comme le souligne Brett Gorvy (Christie’s), « il a détruit son âme d’artiste » en produisant toujours plus pour satisfaire le marché et consolider, même sanctuariser ce qu’il était devenu : « une marque ». Juste retour de baton. Mais pour quelques emblématiques punitions, combien de dérives continuent de prospérer ?
Le sens du mot « valeur » semble désormais cimenté dans ses seuls attributs pécuniaires. « L’art contemporain est à l’image de la société : décadent ». Cette déclaration de Jean Clair, qui fut aussi directeur du Musée Picasso et commissaire d’expositions « historiques » – Mélancolie au Grand Palais, Crimes et châtiments au musée d’Orsay, etc. -, peut-elle être contestée ?