L’universitaire Evgeny Morozov dénonce le discours des entreprises du numérique, qui camoufle « une nouvelle forme de capitalisme ».
On ne sait pas si Evgeny Morozov a beaucoup d’amis dans la Silicon Valley. Mais une chose est certaine : dans cette enclave californienne d’où sont issus la plupart des géants du Web (Google, Facebook, Microsoft, Yahoo!, Twitter, etc.), cet intellectuel biélorusse a quelques ennemis.
Il s’est d’abord attaqué au caractère parfois ambigu de la liberté en ligne et des discours qui l’entourent dans son premier ouvrage The Net Delusion (non traduit en français). Il entreprend, dans son dernier livre Pour tout résoudre, cliquez ici (FYP éditions) un démontage au vitriol des discours et de l’idéologie des entrepreneurs et des patrons américains du numérique, dont les entreprises font partie du quotidien de millions d’internautes.
Dans votre livre, vous critiquez le discours issu des entreprises de la Silicon Valley, que vous qualifiez de « solutionnisme ». Comment le définiriez-vous en quelques phrases, et quelle menace fait-il peser ?
Le solutionnisme, c’est la tendance qu’ont certains acteurs, spécifiquement les entrepreneurs et les entreprises de la Silicon Valley, à prétendre qu’ils savent comment résoudre de grands problèmes politiques et sociétaux. Il s’agit par exemple de la tendance à compter sur des applications, des appareils de self-tracking [le fait de collecter soi-même des données personnelles sur ses activités], des capteurs divers de plus en plus présents dans notre vie quotidienne pour résoudre des problèmes de société. Le principal danger, c’est que nous dépendions de quelques entreprises pour s’attaquer à des questions qu’on avait jusqu’ici l’habitude de résoudre collectivement, à travers l’Etat ou d’autre actions collectives.
Les technologies ne sont pas des intermédiaires neutres, elles redéfinissent aussi le problème auquel elles s’attaquent. Si vous vous attaquez par exemple au changement climatique en suivant exactement combien d’énergie vous consommez dans votre maison, si vous tentez de mettre fin au problème de l’obésité en prenant pour acquis le fait qu’elle est uniquement issue de mauvaises habitudes de la part de l’individu, vous finissez par mettre de côté des facteurs sociaux et politiques plus importants. L’obésité n’existe pas seulement parce que les gens s’alimentent mal, c’est aussi parce que les entreprises agroalimentaires ont trop de pouvoir, parce qu’on ne régule pas assez la publicité qu’elles adressent aux enfants, parce que, aux Etats-Unis par exemple, les infrastructures ne sont pas conçues pour favoriser la marche à pied. C’est un vaste ensemble de facteurs qui sont oubliés lorsque la technologie seule est l’outil par défaut pour orienter les actions d’un individu.
Dans votre livre, vous dites que les solutionnistes rejettent la politique et la remplacent par des algorithmes. Mais ces entreprises de la Silicon Valley ne font-elles pas également de la politique ?
La vision classique de la politique, où on débat du bien commun et de la manière de l’atteindre, est remplacée par une réponse standard qui est : le problème vient de l’individu. C’est bien sûr une forme de régime politique, qui n’a rien à voir avec la démocratie telle qu’on la définit habituellement.
Comment définiriez-vous ce régime ?
Le libéralisme ! Ce que l’on voit dans la Silicon Valley, c’est un programme qui ne questionne pas du tout l’extension omniprésente du marché, y compris dans les domaines politiques et sociaux.
Vous écrivez dans votre livre que ces entreprises de la Silicon Valley ne comprennent pas la politique et s’en tiennent à l’écart. Mais les hommes politiques ont tendance à se rapprocher de ces entreprises.
Cela leur permet de se présenter comme étant dans l’air du temps, d’être perçus comme pro-innovation. Et, en ce moment, être pro-innovation est toujours bien vu, notamment parce qu’il n’y a plus assez d’argent pour s’attaquer aux grands problèmes de manière ambitieuse. En ces temps de crise politique et économique, les géants de la Silicon Valley ont la vie facile et peuvent se présenter comme nos sauveurs, car les solutions qu’ils apportent semblent fonctionner.
Mais, à l’inverse, n’y a-t-il pas un problème d’hommes politiques qui ne comprennent pas la technologie, qui ne l’utilisent pas ?
Je suis peut-être cynique, mais aujourd’hui les hommes politiques savent ce que les lobbyistes leur disent. S’ils ont besoin de savoir ce que les industries du divertissement savent, ils le sauront. Et si cette industrie est plus forte que l’industrie des nouvelles technologies, eh bien ils n’en sauront pas plus. En ce sens, je ne crois pas en une politique épistémologique ou davantage de connaissances va tout simplement améliorer les choses. Si c’était le cas, il suffirait d’envoyer quelques politiciens en séminaire.
La technologie n’est pas différente d’autres domaines : l’assurance, la banque… Mais aujourd’hui personne ne traite la Silicon Valley avec la même suspicion avec laquelle on traite Wall Street. Je pense qu’on devrait. C’est seulement en considérant ces acteurs comme des acteurs économiques rationnels, qui recherchent un but économique, qu’on pourra saisir se rendre compte de leur pouvoir. Si on les considère uniquement comme des innovateurs qui rendent notre vie meilleure sans rechercher le profit, ils continueront de d’avoir la voie libre.
Vous écrivez que les entreprises de la Silicon Valley s’en remettent totalement à leurs algorithmes, qui sont souvent présentés comme neutres et impartiaux. Mais les algorithmes sont créés par des humains, ils ont un impact sur le monde. Faut-il, comme le suggère en France le Conseil d’Etat, introduire de la bonne vieille politique dans les algorithmes, sur leur transparence par exemple ?
Cela dépend. On peut mettre en place un système d’inspection, d’audit des algorithmes, mais on peut aussi défendre l’idée selon laquelle l’algorithme constitue un secret commercial. D’un autre côté, je ne veux pas qu’on se limite à un seul mode d’action juridique ou législatif. La meilleure façon de résoudre les problèmes qui peuvent se poser, avec Google par exemple, c’est peut-être de réfléchir davantage à la création de moteurs de recherche non commerciaux, ou en tout cas non financé par la seule publicité.
Bien sûr, c’est très compliqué, et il serait naïf de considérer qu’il y a une volonté politique ou de l’argent pour investir dans ce type d’infrastructures. Car ces entreprises et ces algorithmes sont de nouveaux types d’infrastructures, de la même manière que le sont les routes, les chemins de fer, l’eau ou l’électricité. Pourquoi ne pas adopter pour les technologies de l’information l’approche que nous avons eu dans le passé concernant les infrastructures traditionnelles ? Le problème, c’est que toutes les grandes infrastructures non numériques sont passées entre les mains d’acteurs privés, car l’Etat providence est au bord du gouffre. C’est difficile de croire qu’on pourra avoir un investissement public dans ce domaine.
C’est un sujet très compliqué, mais il faudra bientôt s’en saisir, car, au final, tout revient aux questions suivantes : qui détient les infrastructures ? Qui gagne de l’argent avec ? Par exemple : comment les gouvernement vont-il gérer la pression qui va s’exercer pour qu’ils privatisent les données de leurs propres citoyens ?
Selon moi, c’est la prochaine évolution. Les Etats vont accéder aux données des gens comme vous et moi et les vendre en masse aux publicitaires, cela arrive déjà un peu en Grande-Bretagne où le gouvernement vend des données médicales. C’est la nouvelle frontière de la privatisation.
Vous dites que l’imperfection de la société est parfois salutaire, et que la technologie ne devrait pas s’y attaquer. Avez-vous un exemple ?
Je ne veux pas d’un système qui applique des décisions automatiquement. Je ne veux pas d’un système qui vous empêche de pénétrer dans une certaine zone d’une ville si le système pense que vous êtes susceptible de commettre un délit. Ce n’est pas une question de technologie, mais plutôt de la manière dont on met en place une règle. Bien sûr, on peut souscrire à l’idée que l’Etat doit être une bureaucratie qui ne déroge jamais à la règle et considérer qu’y déroger ne peut causer que des problèmes. Mais je viens d’un pays d’Europe de l’Est, et je sais qu’un système comme cela peut être mis en place de manière si injuste que la seule manière de s’en sortir est de contourner le système. Si on a un système très strict, avec des caméras partout, de la biométrie, qui ne laisse aucune marge de manœuvre, alors on va finirdans un système kafkaïen.
A plusieurs reprises vous semblez regretter la disparition d’une certaine forme d’expertise, d’élites traditionnelles. N’est-ce pas une vision oligarchique ?
Non, je ne pense pas. C’est une façon de signaler qu’il y a des autorités et de l’expertise qui fonctionnent différemment de la simple agrégation des opinions des utilisateurs ou des citoyens. C’est une façon de procéder qui doit être défendue. Il est absurde que la Silicon Valley se félicite d’avoir des milliers de critiques pour un livre sur Amazon au lieu d’une seule dans la New York Review of Books. Ce sont deux choses différentes. Ce n’est pas que l’une soit meilleure que l’autre, nous devons les encourager toutes les deux, mais elles fonctionnent différemment.
Sur l’aspect plus politique, les efforts pour réformer la politique entrepris par la Silicon Valley ne sont pas sous-tendus par une vision sophistiquée de la politique. Ces gens n’ont pas compris ce que c’est que représenter. Ils ne savent pas ce que les hommes politiques font depuis des siècles. Ça ne veut pas dire que le système actuel fonctionne, au contraire, mais je ne pense pas que remplacer un système qui ne fonctionne pas par un autre qui ne fonctionne pas non plus soit un succès.
Cela fait désormais un an et demi que les documents soustraits à la NSA par Edward Snowden ont commencé à être publiés. Que pensez-vous de la réaction qui a suivi ?
La réaction à ces fuites a été faiblarde. J’aurais esperé qu’il y ait plus d’indignation, et cela n’a pas abouti à repenser les choses, même en Europe où il y aurait pu y avoir une pression plus forte. Le débat en Europe a été confisqué par les grandes entreprises de télécoms, qui ont l’oreille des gouvernements. Par ailleurs, le débat se concentre sur le terrain juridique alors que, pour moi, la question est économique.
Nous sommes dans une nouvelle forme de capitalisme, où l’on paie des biens et des services avec nos données, qui sont ensuite vendues contre de la publicité. Au lieu de prendre cela en compte et de comprendre les nouvelles structures à mettre en place pour réguler cette nouvelle forme de capitalisme, nous faisons semblant de penser que rien n’a changé depuis cinquante ans, qu’on vit encore dans la société du téléphone et que tout ce qu’il y a à faire est de changer nos lois et peut-être d’avoir plus de supervision. Ça a été la réponse par défaut aux révélations de Snowden. On tourne en rond avec ces questions juridiques.
Que pensez-vous du droit au déréférencement, aussi appelé « droit à l’oubli », reconnu récemment par la justice européenne ?
Je pense que d’un point de vue idéologique, cela va dans la bonne direction. On donne davantage de pouvoirs aux citoyens sur la manière dont leurs informations circulent et apparaissent en ligne. Le contenu précis de la décision peut être critiquée en ce que cela donne à Google le pouvoir de décider quelle information relève de l’intérêt public. C’est une provocation utile, cela va nous amener à penser plus précisément à la manière dont on peut ralentir la fusion de toutes les sphères sociales. Les données vous concernant en tant que citoyen, en tant qu’artiste, en tant que journaliste sont en train d’être agrégées en un seul endroit, accessible en ligne. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne évolution.