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Deux mois après avoir remanié son gouvernement, le premier ministre japonais Abe Shinzo doit faire face à deux démissions, survenues le 20 octobre 2014. Symbole de ses difficultés à engager son pays sur les nouvelles voies promises.

Lorsqu’il arrive au pouvoir, M. Abe dispose de moyens politiques, fort des succès électoraux à la chambre des députés (décembre 2012) et au Sénat (juillet 2013) du Parti libéral démocrate (PLD, le Jimintô, droite conservatrice), qu’il dirigeait. Il a détrôné le Parti démocrate du Japon (PDJ, le Minshutô, centre gauche) qui avait interrompu en 2009, pour trois ans, la domination presque continue du PLD depuis 1955.

En son temps, le PDJ avait promis de s’engager sur des chemins économiques et sociaux menant vers un Etat-providence. M. Abe a résolument tourné le dos à cette option qui fut peu suivie d’effets ; il a tout autant abandonné le projet de s’éloigner aussi vite que possible de l’énergie nucléaire, projet conçu dans l’urgence par son prédécesseur après le désastre de Fukushima, le 11 mars 2011 [1]. En fait, il veut poursuivre ce qu’il avait commencé en 2007 quand il fut (déjà) premier ministre : construire à nouveau un « beau Japon » [2] retrouvant la fierté nationale et jouant pleinement son rôle dans le maintien de la sécurité mondiale.

L’objectif est en rupture, non seulement avec les options de l’intermède du PDJ, mais aussi avec les positions arrêtées depuis l’après-guerre. Pour M. Abe, il s’agit de s’affranchir de ce qu’il considère comme une entrave à l’épanouissement du pays. Il veut donc disposer d’une puissante armée capable d’intervention à l’extérieur « en faveur du maintien de la paix » et participer à « la défense des alliés qui seraient attaqués ». Autrement dit, ne pas limiter les forces d’autodéfense japonaises et ne pas les restreindre à la seule protection du territoire. Il est prêt, si nécessaire, à modifier la Constitution et en particulier son article 9, une triste conséquence, selon lui, de la défaite du Japon en 1945.

Le premier ministre a avancé sur ces nouvelles voies. Mais ses résultats économiques semblent plus incertains. Début septembre, pour relancer ses projets, il a largement remanié son gouvernement (douze postes sur dix-huit dont le ministre des finances, de la revitalisation économique, des affaires étrangères…). Moins de deux mois plus tard, deux des nouveaux entrants, la ministre du commerce et celle de la justice, on dû démissionner, engluées dans les scandales politico-financiers.

Essoufflement des Abenomics

En matière économique et sociale, le programme dit « Abenomics » parait s’essouffler. M. Abe voulait sortir le Japon des années de déflation qu’il a connues depuis presque 20 ans. La Banque du Japon a fait marcher la planche à billet pour pousser l’inflation : supérieure à 1 % par an en septembre 2013, celle-ci a grimpé à plus de 3 % en avril 2014. Une augmentation qui reflétait surtout le relèvement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 5 à 8 % au même moment.

Désormais l’inflation se ralentit tandis que la consommation des ménages, qui avait été dopée avant que le TVA n’augmente (les Japonais anticipant la hausse), se rétracte. Dans le même temps, les prévisions de croissance ont été revues à la baisse (1,1 % pour 2014). Seul point de résistance, le taux de chômage officiel, qui reste bas (3,5 % en août 2014), sans doute en raison de l’augmentation des emplois précaires et à temps partiels. Les Japonais ont mis entre parenthèses leur rêve d’Etat-providence et ne protestent pas, bien que le pouvoir d’achat des salariés continue de décliner : les salaires réels (compte tenu de l’inflation) étaient, en août 2014, inférieurs de 2,6 % à leur niveau un an plus tôt.

Les salariés subissent un long mouvement d’érosion depuis 1997 : le salaire moyen en yens était de 11% inférieur en 2012 à ce qu’il était en 1997 [3]. La colère se fera peut-être entendre si, dans ce contexte, la baisse annoncée du taux d’imposition des sociétés est mise en œuvre, et plus encore si l’accord de libre-échange en cours de négociation avec les Etats-Unis, le TPP (Trans-Pacific Partnership), est signé [4]. La signature de ce traité, signifierait de graves difficultés pour l’agriculture familiale traditionnelle à laquelle M. Abe voudrait substituer une agriculture industrialisée — un retournement car ce secteur a été dans le passé un soutien continu et indispensable du PLD qui, en échange, le protégeait et l’organisait.

Par ailleurs, la hausse supplémentaire de la TVA de 8 à 10 % prévu pour octobre 2015, supposée aider à réduire une dette publique égale à 225 % du PNB, pourrait soulever des protestations de nature à gêner M. Abe. Il en est bien conscient et attend la fin de cette année pour confirmer ce projet.

Le retour du nucléaire

Pour le premier ministre, la dynamique économique relancée a besoin de l’énergie nucléaire, mais il est loin de bénéficier d’un large soutien populaire. Il a présenté en avril 2014 un nouveau plan, « Energie à vingt ans », qui tourne le dos au projet du gouvernement précédent d’abandonner le nucléaire d’ici 2030.

Certes, il prévoit d’autres sources d’énergies renouvelables mais, à ses yeux, seules les centrales nucléaires peuvent fournir de façon stable et à bas prix de l’énergie vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En conséquence il veut remettre en route, dès qu’ils seront aux normes, les réacteurs actuellement tous arrêtés.

La première centrale à présenter une situation jugée conforme a été celle de Satsumasendaï dans le département de Kagoshima (à Kyushu, la grande île au sud). Quand sera-t-elle remise en marche ? Vite, espèrent M. Abe et le lobby du « village nucléaire », comme on appelle ici l’ensemble des groupes patronaux et dirigeants politique qui tirent profit de cette industrie, qui l’ont promu dans le passé et continuent à le faire, mais en sous-main car personne ne veut endosser la décision ; ce qui illustre parfaitement l’idée selon laquelle la société japonaise a érigé l’irresponsabilité en système [5]. Le directeur de l’agence de sécurité nucléaire a précisé qu’il ne faisait que vérifier la conformité aux normes, le gouvernement a indiqué qu’il ne prendrait pas de décision politique et qu’il laisserait les procédures légales suivre leur cours, tandis que les compagnies demanderont les autorisations aux autorités locales concernées, lesquelles touchent d’importantes subventions pour le fonctionnement des centrales. Quelques-uns de leurs élus reçoivent des versements pas toujours transparents mais systématiques de la part des compagnies d’électricité. En l’occurrence, il faudra l’approbation du conseil municipal de Satsumasendaï, qui devrait voter en novembre, puis celle de l’assemblée départementale de Kagoshima en décembre. Un redémarrage pourrait ainsi avoir lieu début 2015, à moins qu’une opposition parvienne à se mobiliser d’ici là.

Certes de plus en plus d’habitants et de politiques, et non des moindres, militent pour l’arrêt du nucléaire : les ex-premiers ministres du PLD comme MM. Nakasone Yasuhiro et Koizumi Junichiro (respectivement de 1982 à 1987 et de 2001 à 2006), aussi bien que ceux du DPJ, M. Hatoyama Yukio (2009 – 2010) et M. Kan Naoto (2010 – 2011) qui a dû gérer la catastrophe de Fukushima.

Un sondage mené en avril dernier auprès d’un millier de personnes du département de Kagoshima indiquait que 59,5 % des sondés étaient opposés au redémarrage. Le 28 juin 2014, une manifestation importante a réuni dans les rues de Tokyo plus de cinq mille personnes pour demander l’arrêt des centrales. Affaire à suivre [6].

Les ambitions asiatiques

L’autre grande question politique sur laquelle M. Abe s’est fortement engagé : l’affirmation du Japon sur la scène géopolitique internationale, et d’abord asiatique. Sous la protection militaire conventionnelle et nucléaire des Etats-Unis, Tokyo a exercé une sorte de magistère économique sur l’Asie de l’Est tout en devenant un acteur majeur de l’industrie et de l’économie mondiales. Cette place est aujourd’hui contestée par la Chine, devenue deuxième puissance économique du monde. D’autre part, Pékin lui dispute les îlots Senkaku [7] en violant régulièrement son espace aérien et sa zone maritime. Or l’article 9 de sa Constitution interdit au Japon d’avoir une armée d’intervention et l’oblige à n’entretenir que des forces limitées à l’auto-défense de son territoire, le « Japon pacifique » devant quant à lui confier sa sécurité à l’ONU.

En réalité, son système de sécurité a été fondé sur une alliance signée avec les Etats-Unis dans des conditions qui furent contestées violemment par la gauche et par le peuple. Après sa défaite en 1945, le Japon a été occupé et administré par les Alliés, pour l’essentiel par les forces américaines qui lui ont donné sa constitution pacifiste et lui ont fait signer en 1954 un accord de défense et de sécurité ; celui-ci fut renouvelé et transformé en alliance nippo-américaine en 1960. Les partis communiste et socialiste se sont opposés à ces accords et le peuple japonais a protesté massivement : deux-cent vingt-trois manifestations entre avril et juin 1960 ont mis plus de 15 millions de Japonais dans la rue [8]. Ces derniers restent attachés au pacifisme, après les mauvaises expériences du militarisme japonais et les bombardements atomiques américains, mais ils ont fini par s’accommoder de ces accords qui incluaient officiellement la non-nucléarisation militaire du territoire.

La société demeure d’une extrême sensibilité sur ces questions. Et les soixante mille militaires des bases américaines, principalement installés à Okinawa et payés 2 milliards de dollars par an par le Japon, pèsent au moins autant qu’ils rassurent.

M. Abe est allé en décembre 2012, en un geste provocateur, se recueillir au sanctuaire de Yasukuni qui abrite en particulier les cendres de criminels de guerre condamnés en 1947. Une attitude considérée par les pays victimes du militarisme agressif du Japon — et notamment la Chine et la Corée du Sud — comme l’approbation d’un passé dont le Japon ne semble pas reconnaître le caractère insoutenable et en exprimer de réels regrets.

Le premier ministre pense nécessaire un important renforcement de la puissance de feu japonaise et l’extension accrue des possibilités d’emploi de celle-ci à l’étranger. Des forces dites d’auto-défense ont commencé à être employées à l’étranger depuis 1992, mais jusqu’à présent elles étaient cantonnées à des opérations de maintien de la paix, dont le Japon est surtout un contributeur financier.

Son prédécesseur comme premier ministre, Noda Yoshihiko (PDJ), avait en septembre 2012 racheté [9] au nom du gouvernement trois des îlots de l’archipel Senkaku, ce qui après d’autres incidents fit monter la tension avec la Chine. Afin de s’assurer que les Etats-Unis tiendront leur promesse et défendront bien les Senkaku si la Chine les envahit, M. Abe pense que le Japon doit montrer qu’il est un allié crédible pour Washington, et pouvoir participer à la défense des Américains si, par exemple, un de leurs avions était menacé par un missile nord-coréen. C’est ce qu’il appelle passer du pacifisme passif au « pacifisme pro-actif » en s’autorisant de pratiques qu’il nomme d’« auto-défense collective ».

A l’entendre, l’article 9 autoriserait cette nouvelle conception. Il n’entend donc pas changer la Constitution — sujet trop sensible dans la population. Mais, comme annoncé en juillet dernier, il fera approuver « démocratiquement » cette doctrine en demandant aux députés et sénateurs de voter pour entériner cette interprétation de l’article 9. La veille de cette annonce, dix mille Japonais manifestaient dans la rue et les principaux journaux du pays Asahi, Mainichi et Japan Times protestaient contre une atteinte aux fondements de la démocratie japonaise ; seul le très conservateur Yomiuri et l’extrême droite saluaient une « décision historique ».

Ce serait, à n’en pas douter, un changement modifiant les équilibres en Asie et montrant sans ambiguïté un Japon militairement actif dans le sillage des options militaires stratégiques des Etats-Unis. Ici aussi, affaire à suivre.

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Notes

Marc Humbert est professeur à l’université de Rennes, ancien directeur à la Maison franco -japonaise de Tokyo (2008-2011).

[1] Lire Denis Delbecq, « Comment Fukushima rebat les cartes du nucléaire », Le Monde diplomatique, juillet 2011.

[2] Vers un beau Japon, titre d’un ouvrage publié en 2006 lors de son premier accès au poste de premier ministre. Une édition complétée est sortie en 2013, Bungei shunjû, Tokyo.

[3] Le revenu annuel moyen du salarié est passé de 4,84 millions de yens en 1997 à 4,3 millions en 2012. Le salaire horaire réel a décru de 0,5 % par an entre 2000 et 2009. D’après les calculs du Daiwa Institute of Research, «  Report on Japan’s Economy », Tokyo, 3 décembre 2013.

[4] Cet accord de libre-échange avec la zone Pacifique, pendant du « grand marché transatlantique » en négociation avec l’Union européenne, ne concerne pas la Chine.

[5] C’est ce qu’a montré dès 1955 le grand penseur japonais, Katô Shûichi. Lire la traduction de son ouvrage-testament, Le temps et l’espace dans la culture japonaise (2007), présenté par Christophe Sabouret, édition du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris, 2009.

[6] Lire Rafaële Brillaud, « Iwaishima, l’île antinucléaire », Le Monde diplomatique, mars 2014.

[7] Ces huit îlots inhabités étaient « terra nullius » mais sont devenus officiellement territoire japonais lors du traité de Shimonoseki signé en 1895 par le Japon avec la Chine qui a dû lui céder, Taïwan et les îles environnantes. Après 1945, le Japon rend les possessions issues de ce traité à la Chine mais les Senkaku sont mises sous une tutelle américaine, ce qui n’est pas le cas de Taïwan qui passe en 1949 sous le contrôle du Kuomintang de Chiang Kai Chek (quand la Chine devient communiste sous Mao Zedong).

[8] Lire Packard George, Protest in Tokyo : The Security Treaty Crisis of 1960, Princeton University Press, 1966.

[9] Ceux-ci étaient la propriété de la famille Kurihara, le gouvernement était déjà propriétaire d’un autre îlot.

Le Monde diplomatique

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