La Banque centrale européenne se démène pour éviter la déflation. Mais son action risque d’être peu efficace. Par Marc Berry, consultant
Il y avait dans l’étalage de mesures annoncées par la BCE le 4 septembre, quelque chose de précipité, de l’ordre de l’urgence. Face aux questions des journalistes, le discours de Mario Draghi manque de cohérence, fuit les précisions et paraît même parfois gêné. La multiplication – pour ne pas dire l’amoncellement – des outils de refinancement semble trahir un certain désarroi de la part de la BCE.
Toutes les options sont désormais sur la table. Et même si le banquier central continue de brandir la menace d’un ” fantomatique ” QE (de dettes souveraines), on peut s’interroger sur la pertinence des mesures voulues par la BCE. En apparence, la banque centrale est dans son rôle : active, volontaire, impassible et sûre d’elle. Mais passé les premiers effets d’annonce, on comprend vite que ses actions n’auront qu’une portée limitée. Explications.
Transmission rompue entre politique monétaire et sphère réelle
À l’heure actuelle, les différents canaux de transmission de la politique monétaire en zone euro n’ont donc plus aucun effet sur l’économie réelle. Taux d’intérêt bas et injections de liquidités se succèdent, sans parvenir à inverser la tendance. Une situation qui diverge quelque peu des autres grandes zones monétaires (dollar et yen) ou le canal de la transmission par le prix des actifs continue de fonctionner à plein régime, notamment sur l’immobilier et les marchés actions. La communication, exercice dans lequel excelle habituellement la BCE, ne parvient pas, ou péniblement à rattraper le désencrage des anticipations inflationnistes à moyen terme et long terme. La chute du niveau des swaps inflation – en particulier celui du swap inflation 5 ans dans 5 ans en zone euro, indicateur de référence pour la BCE – témoignent de ce décrochage.
Aussi, la BCE se retrouve-t-elle dans l’incapacité d’influer sur ses propres taux réels (les taux d’intérêt moins l’inflation), pourtant sa principale prérogative. On remarquera qu’en matière de politique monétaire, le temps d’inertie qui existe entre la mise en application des mesures annoncées et les premiers effets attendus reste souvent très long. Et c’est précisément ce temps d’inertie, qui va faire défaut à la Banque centrale face à une baisse des anticipations déflationnistes qui ne cesse de s’accélérer. La réaction de la BCE a été tardive, trop tardive.
TLTRO : La BCE continue de se substituer au marché interbancaire
Première mesure-phare annoncée par la BCE : les TLTRO (Targeted Longer Term Refinancing Operations ou opérations de refinancement ciblées à long-terme, un système de prêt à long terme, quatre ans, offert aux banques). Ces nouvelles opérations de refinancement incarnent la partie ” Quantitative easing ” du programme de la BCE. Présentés d’une part, comme une tentative pour relancer le crédit en zone euro et d’autre part comme l’opportunité pour la banque centrale d’augmenter son bilan, ces LTRO’s ” ciblés ” visent un tout autre objectif. En réalité, ils doivent permettre aux banques espagnoles et italiennes – devenues dépendantes de la BCE depuis 2008 – de rembourser leurs précédents emprunts (LTRO). Preuve en est, lors de la première série de TLTRO, sept des plus grandes banques espagnoles et italiennes ont, à elles seules, capté plus d’un tiers du montant total de l’opération (sur les 255 contreparties présentes).
Les banques des pays périphériques sous respirateur artificiel
Depuis maintenant 3 ans, ces ” opens bars ” (LTRO, VLTRO, TLTRO) délivrés aux guichets de la BCE, ont servi à mettre sous respirateur artificiel les banques des pays périphériques avec pour conséquence, la formation d’anomalies sur le marché des dettes souveraines (disparition de la prime de risque). L’absence de volatilité qui caractérise depuis plusieurs mois les taux monétaires, est elle aussi, le fait direct de ces injections de capitaux.
Le pouls du marché monétaire semble s’être arrêté, stoppé par le trop-plein de liquidités. Les initiés verront dans ces nouveaux flux de monnaie centrale – qui pour des raisons techniques resteront confinées à la sphère monétaire (ou plutôt à l’eurosystème) -, une effervescence purement comptable dont peu de retombées sont à attendre sur l’économie réelle.
La titrisation, vecteur de désintermédiation
Deuxième mesure annoncée : la tentative de ” revival ” du marché de la titrisation en zone euro. C’est sur ce marché des titres privés, (1500 milliards d’euros) en majeure partie adossé à des actifs immobiliers (MBS/RMBS), que mise à présent Mario Draghi. Plus précisément, c’est sur le segment de la titrisation des prêts aux PME (ABS), que la BCE compte progressivement s’appuyer pour financer l’économie réelle. Ce marché d’environ 120 milliards d’euros (soit 10% de l’encours total des prêts en Europe), principalement concentré en Espagne et en Italie, reste pour le moment embryonnaire en Europe.
Une fragmentation financière qui perdure au sein de la zone euro
Par le biais de la titrisation, la Banque centrale espère non seulement ” contourner ” le modèle d’intermédiation bancaire européen, mais également corriger le phénomène de fragmentation financière qui perdure en zone euro. Une fragmentation qui se matérialise par des disparités très fortes (allant parfois du simple au double) sur le plan du financement des entreprises entre le Nord et le Sud de la zone. Si le coût de financement pour les banques commerciales tend à s’améliorer dans les pays périphériques, le coût de financement de l’économie réelle reste, quant à lui, élevé. Et l’aspect géographique n’est pas le seul point noir, les entreprises connaissent également des difficultés de financement directement liées à des critères de taille. Ainsi, les grandes entreprises ont accès à un financement par les marchés (obligations, levée de fonds), quand les PME, principalement financées par le crédit bancaire, peinent à trouver des capitaux. Une fois de plus, la BCE se retrouve donc à compenser les déficiences de l’architecture européenne.
Titrisation : outil de gestion de bilan et de refinancement
En rachetant ces titres titrisés, la BCE espère libérer le bilan des banques et leur permettre ainsi d’octroyer de nouveaux prêts à l’économie réelle (ménages, PME). Voilà pour l’aspect purement théorique et scénaristique de l’annonce. En réalité, l’usage qui est fait de ses ABS par les banques commerciales est quelque peu différent des paroles incantatoires de la BCE.
Car la titrisation, pendant longtemps, liée à des problématiques de gestion (et d’optimisation) de leur bilan en matière d’exigences réglementaires, joue aujourd’hui, un rôle essentiel dans le refinancement des banques auprès de la Banque centrale. Par conséquent, les banques retiennent captifs ces titres titrisés dans leur bilan, bien plus qu’elles ne cherchent à s’en défaire. Une pratique qui, de façon assez paradoxale, a pris de l’ampleur, en 2008, à la suite de la crise financière.
La titrisation, habituellement envisagée comme un « simple » transfert du risque, en permettant aux banques commerciales de sortir les créances de leur bilan (” originate to distribute “), s’avère en réalité plus complexe. Et cela, la BCE en est pleinement consciente.
Anticiper une pénurie de collatéral
Le deuxième aspect de cette manœuvre de ” Qualitative easing “, vise à augmenter la création d’actifs titrisés de (bonne) qualité, éligible aux opérations de refinancement de la banque centrale. Utilisé massivement dans le cadre d’opérations de refinancement, ce collatéral accaparé par les banques commerciales, tend progressivement à manquer. En 2013, entre la moitié et les 2/3 des titres étaient retenus dans le bilan des banques à des fins de refinancement auprès de la BCE. Par ailleurs, on notera que le stock de titres non éligibles ne cesse d’augmenter parmi l’encours total des prêts titrisés et ce, malgré les efforts continus de la BCE pour abaisser les critères d’éligibilité.
En outre, la transparence de ces ABS est, elle aussi, une source d’interrogations. Car plus ils sont structurés de façon complexe (et opaque) et moins ils trouvent preneurs auprès des investisseurs non bancaires et ce, pour des raisons évidentes de maîtrise et de gestion du risque. Voilà pourquoi Mario Draghi a tant insisté sur le fait que ces titres se devaient d’être le plus ” simples, réels et le plus transparents ” que possible.
In fine, si cette titrisation ne termine pas sa course comme collatéral dans le bilan de la banque centrale, elle a peu de chances d’atterrir dans le portefeuille d’investisseurs non bancaires. Autrement dit, la tentative de Mario Draghi de faire basculer (ou de compléter) un modèle de financement des PME basé sur le crédit bancaire, vers un modèle de financement par les marchés, s’avère loin d’être gagnée.
Les obligations sécurisées, elles aussi, de la partie
Mode de financement bancaire plus discret, il n’en demeure pas moins très répandu en Europe (1900 milliards d’euros – T4 2012). Ces obligations sécurisées présentent des caractéristiques techniques, juridiques et réglementaires qui diffèrent des titres adossés à des actifs. Jugé plus liquide et plus sûr que la titrisation, ce marché des ” covered bonds ” est souvent présenté comme son concurrent direct. Il est bon de rappeler qu’en matière de rachat d’obligations sécurisées, la BCE n’en est pas à son premier coup d’essai. En 2009 et 2010, la banque centrale a par deux reprises, lancé des opérations de rachat ferme d’obligations sécurisées sur les marchés primaire et secondaire (pour un total de 77 milliards d’euros contre les 100 milliards initialement attendus). Un succès déjà mitigé à l’époque, qui avait pour objectifs de restaurer la liquidité de ce marché et d’aider les banques à se refinancer en pleine crise financière. À l’instar de la titrisation, ces covered bonds font eux aussi l’objet d’une rétention de la part des banques commerciales dans une logique de refinancement. Par conséquent, il y a de fortes chances qu’ils subissent le même sort que les titres d’ABS.
Devant la multiplication des dispositifs de (re)financement à destination des banques, un risque de ” cannibalisme ” apparaît comme évident entre ces différents programmes.
Taux d’intérêt négatifs : une nouvelle piste pour sortir de la trappe à liquidité ?
Derrière cet étalage de mesures, il pourrait y en avoir une de presque passée inaperçue. Une subtile tentative qui vise à influer sur la vitesse de circulation de la monnaie et plus précisément à en accélérer la vitesse. Une piste envisagée par les économistes pour reflater l’économie européenne et contrer le phénomène de trappe à liquidité sans avoir à toucher à la sacro-sainte base monétaire. En imposant des taux d’intérêt négatifs aux agents bancaires et non bancaires, il est (théoriquement) possible d’augmenter la rotation du stock de monnaie. Autrement dit, en pénalisant la thésaurisation de monnaie – en taxant l’épargne -, on ” libère ” une monnaie devenue stagnante, pour la faire de nouveau circuler dans la sphère réelle et, de ce fait, favoriser l’investissement, la consommation et… l’inflation. Une idée aussi dangereuse qu’incompatible avec les intérêts allemands dont la démographie déclinante cherche à orienter la politique monétaire européenne vers une préservation du capital (fonds de pension par capitalisation, épargne).
Au-delà du simple fait d’être un ajustement technique du couloir monétaire, le taux de dépôt négatif de la BCE, pourrait être interprété comme le premier signe de cette tentative ” d’accélération “. D’une façon plus générale, les taux d’intérêt historiquement bas et parfois même virtuellement négatifs sur les produits de placement (dus notamment aux frais de fonctionnement), font déjà de cette hypothèse une réalité. Des taux d’intérêt qui vont petit à petit décourager l’épargne en zone euro.
Il est, encore une fois, essentiel de rappeler que l’ensemble des mesures prises par la Banque centrale européenne résulte d’une politique de l’offre et uniquement de l’offre. Si les carnets de commandes des entreprises continuent de rester vides, autrement dit si la demande n’est pas au rendez-vous, l’action de la BCE n’aura absolument aucun impact.