Voilà sans conteste l’un des ouvrages de théorie des Relations Internationales les plus important des dernières années, qui remet à l’honneur la « grande théorie » (en opposition aux théories intermédiaires qui fleurissent depuis quinze ans) et pose à nouveaux frais les questions fondamentales de la discipline des RI: quelle est la configuration du système international? est-elle durable? et quel est son impact sur les possibilités de guerre au sein du système?
Par olivierschmitt
À ces trois questions, Nuno Monteiro (professeur à l’université de Yale) apporte les réponses suivantes:
le monde est unipolaire, dominé par les Etats-Unis; cette configuration a le potentiel d’être durable; et ce système international n’est pas pacifique.
Ce faisant, il offre une grille de lecture du système international actuel qui en fait une lecture obligatoire à la fois pour les spécialistes universitaires de la discipline, mais aussi pour les décideurs tentant de décrypter les nouvelles configurations du monde contemporain.
Monteiro s’inscrit dans le courant du réalisme structurel, qui étudie les effets de la distribution de pouvoir au sein du système international pour comprendre un certain nombre de dynamiques au niveau du système, notamment le probabilité de guerre et de compétition entre grandes puissances.
Le réalisme structurel n’est pas une théorie de la politique étrangère, et ne prétend pas prédire le comportement spécifique d’un Etat particulier dans une situation donnée: il reconnaît que des variables intermédiaires entrent en ligne de compte (idéologie, politique intérieure d’un Etat) pour décrire le « monde réel », mais l’ambition théorique est de décrire et d’analyser les opportunités et les contraintes créées par la structure, le fait que « les Etats sont libres de faire autant de choses stupides qu’ils le souhaitent », comme le dit Walz, étant admis.
La première tâche de Monteiro est effectivement de décrire le système comme unipolaire, c’est à dire qu’une seule grande puissance existe, un phénomène qu’il distingue conceptuellement, et très justement de l’Empire (la différence étant l’institutionnalisation de liens hiérarchiques au sein d’un empire par rapport à des relations hiérarchiques informelles entre États souverains).
Pour ce faire, et de manière classique pour un réaliste, Monteiro se base sur les sources traditionnelles de la puissance (territoire, population, forces armées, capacité économique, innovation technologique, influence culturelle), et montre que les États-Unis, notamment du fait d’une capacité de projection de puissance inégalée sont, et de loin, la seule grande puissance du système.
Aucun autre pays n’a les capacités, ou les ambitions, de projection de puissance des États-Unis, qui sont les seuls à pouvoir intervenir de manière massive partout dans le monde.
Prévenant les critiques, Monteiro passe un long moment à disséquer le débat américain sur l’émergence de la Chine, montrant, chiffres à l’appui, que les capacités militaires et économiques chinoises ne pourront pas égaler celles des États-Unis avant longtemps
(étant entendu que si la Chine développe des capacités lui permettant de contrôler son étranger proche, elle sera pendant longtemps incapable de mener des opérations de projection de puissance dans d’autres régions du globe ne serait-ce qu’approchant les capacités américaines). Encore plus intéressant, Monteiro avance que la Chine n’a même pas cherché à transformer tout son potentiel économique en amélioration de sa capacité de projection de puissance (contrairement à ce que prévoiraient les réalistes offensifs à la Mearsheimer), se contentant d’un minimum nécessaire au contrôle de son étranger proche.
Monteiro explique cet état de fait par le facteur déterminant qu’est la révolution nucléaire, qui créée une hiérarchie au sein des autres États du système. La possession de l’arme nucléaire permet de distinguer entre puissance majeure (dont la survie est assurée du fait de la possession de l’arme nucléaire) et puissance mineures (qui ont à gérer un dilemme de sécurité renforcé par les incertitudes sur les intentions de la seule grande puissance -les États-Unis- mais aussi les doutes quant aux intentions des puissances majeures).
Du fait de leur survie assurée par les armes nucléaires, les puissances majeures ne cherchent pas à équilibrer la grande puissance (il n’y a pas de balancing), et se concentrent donc principalement sur leur prospérité économique. Les armes nucléaires contribuent donc au maintien d’un système international stable (au sens de durable), car aucune puissance majeure ne cherche à devenir une grande puissance susceptible d’équilibrer l’unipole américain.
Cela ne signifie pas pour autant que ce système international soit pacifique, au contraire. Monteiro avance que l’unipole peut employer trois types de stratégie militaire: domination offensive (interventions pour mettre en place des régimes souhaités), domination défensive (partenariats et alliances), ou le désengagement.
De même, il peut choisir deux types de stratégies économiques: l’accommodation ou l’étranglement des puissances économiques émergentes.
Combinées, ces possibilités offrent une palette de six grandes stratégies potentielles: accommodation offensive, étranglement offensif, accommodation défensive, étranglement défensif, accommodation désengagée, étranglement désengagé.
L’auteur montre comment chacune de ces grandes stratégies comporte des risques de conflits, et qu’aucune n’est pacifique.
Par exemple, une stratégie militaire de domination défensive, en créant des partenariats locaux avec des puissances régionales (majeures ou mineures) ne peut que renforcer les craintes de sécurité des puissances mineures en conflit avec les États auxquels l’unipole s’allie.
Ces puissances mineures, ne pouvant pas trouver une autre grande puissance avec qui s’allier, ont donc toutes les chances de devenir des puissances mineures révisionnistes cherchant à devenir des puissances majeures (par exemple en acquérant l’arme nucléaire).
Il en va de même d’une stratégie militaire de domination offensive, qui implique un coût élevé en termes de guerre permanente de changement de régime. Enfin, une stratégie de désengagement conduit à une hausse du risque de guerre entre puissances mineures, et entre puissances majeures et mineures (la guerre entre puissances majeures étant rendue improbable par la dissuasion nucléaire).
De même, les stratégies économiques d’étranglement peuvent conduire les puissances majeures à se sentir menacées dans leur développement, et donc à des crises violentes; tandis qu’une stratégie d’accommodation conduit à l’émergence possible de rivaux commerciaux des États-Unis.
Toute stratégie choisie comporte donc des risques, et un système unipolaire n’est absolument pas pacifique, contrairement à ce qu’avance la thèse de l’hégémonisme libéral.
Cette introduction de l’analyse des stratégies possibles de l’unipole et de leurs conséquences sur la conflictualité du système est bienvenue, car elle rajoute une dimension très intéressante au réalisme structurel, qui est bien moins déterministe que ce que les critiques rapides veulent bien croire.
Monteiro illustre sa théorie en montrant les différentes stratégies employées par les États-Unis depuis la chute de l’Union Soviétique:
– Afrique: accommodation défensive (1989-1994) puis accommodation désengagée (1995-)
– Asie de l’Est: accommodation défensive
– Europe: accommodation offensive (1989-2000) puis accommodation défensive (2001-)
– Moyen-Orient: accommodation défensive (1989-2000), accommodation offensive (2001-2008), accommodation défensive (2009-).
A chaque fois, il montre les résultats de ces stratégies sur la conflictualité dans ces régions, avançant de manière convaincante que sa théorie explique les dynamiques observées.
Au final, l’ouvrage est un incontournable, qui permet de sortir des débats byzantins et assez creux sur le monde « a-polaire », « multi-polaire », « zéro-polaire », etc et sur la prétendue fin de l’unipolarité américaine (régulièrement annoncée avec une shadenfreude depuis vingt ans).
Basé sur une théorie impeccable et une analyse empirique fouillée, Monteiro montre que le monde est et reste unipolaire car les Etats-Unis sont les seuls à disposer de capacités d’intervention globales mais que la conflictualité régionale varie en fonction des stratégies adoptées par l’unipole.
Ainsi, la crise ukrainienne peut facilement s’expliquer par l’argument selon lequel les États-Unis seraient passés d’une stratégie d’accommodation défensive à une stratégie d’accommodation désengagée en Europe après 2013, qui est payée cash par un conflit entre une puissance majeure (Russie) et une puissance mineure (Ukraine).
De même, l’évolution de la crise syrienne, puis irakienne, s’explique par les conséquences de l’adoption d’une stratégie d’accommodation défensive, qui force certains États à devenir des États mineurs révisionnistes et à trouver tous les compromis possibles pour assurer leur survie (Syrie, Irak), avec des conséquences importantes sur les dynamiques des guerres civiles.
Il semble que l’évolution de la situation ait forcé les États-Unis à revenir à une stratégie d’accommodation offensive dans la région, suite à l’émergence de l’EI.
L’ouvrage permet aussi de poser à nouveaux frais les questions sur l’émergence de la Chine ou de l’Inde: Monteiro explique bien qu’en tant que puissances majeures à la survie assurée par l’arme nucléaire, ces États n’ont aucune incitation à remettre en cause l’unipolarité en cherchant à devenir un nouveau pôle aussi longtemps que les États-Unis garderont une stratégie d’accommodation défensive à leur égard.
Un ouvrage réellement majeur, l’un de ceux qui permet de réellement mieux comprendre les affaires du monde, montrant ainsi à quel point la théorie des Relations Internationales est indispensable.