Aux États-Unis, les grands centres commerciaux sont devenus d’immenses vaisseaux fantômes peinant à attirer la jeune génération. Nouveaux modes de consommation et crise économique seraient les facteurs de cette désaffection.
West Bloomfield, banlieue blanche de Detroit, un samedi de janvier par -30°C. Un temps à squatter les malls. Mais sur le parking, les voitures se font rares. A l’intérieur, les hautparleurs diffusent des chants de Noël de Sinatra entre deux annonces promotionnelles. Des mamans juives trompent leur ennui en allant se faire couper les cheveux. A part un hypermarché discount, on ne trouve que des magasins de décoration intérieure ou des salons de coiffure.
Le centre commercial est devenu un repaire de vieux. Où sont les magasins de chaussures de sport, les fast-foods? Où sont les jeunes? Ils restent chez eux. Ils passent commande sur Amazon. Les voitures sont trop onéreuses à entretenir pour les adultes, alors pour les millenials (la génération Y, celle des jeunes gens nés entre le début des années 80 et le début des années 2000)… Avec un taux de chômage de 16 %, les 16-34 ans n’ont pas les moyens. Ils sont moins de 7 sur 10 à passer le permis de conduire.
Paradis de la bagnole et du shopping
En filant vers Detroit sur la Motorway 10, à un quart d’heure de voiture du mall de West Bloomfield, on tombe sur l’ancêtre du mall, le Northland Center, construit sur la frontière nord de Motor City en 1954 par un architecte viennois, Victor Gruen. Le concept, révolutionnaire à l’époque, était de recréer un centre-ville à l’européenne, une agora pour les Blancs qui quittaient Detroit pour sa banlieue.
Moins d’un an après, un entrepreneur nommé Ray Kroc ouvrait le premier McDonald’s à Des Plaines, Illinois. Laboratoire de l’american way of life, paradis de la bagnole et du shopping, le Midwest allait influencer le monde entier. Le futur s’annonçait radieux et ne devait jamais pâlir.
Ce fameux premier mall du monde est toujours debout, soixante ans après, avec cent magasins et un parking immense. Mais la “shopping experience”, au Northland Center, n’a plus rien d’“amazing”. Detroit et sa proche banlieue sont fauchées jusqu’à l’os. Les faits divers à l’intérieur du mall n’ont rien d’exceptionnel.
Le 30 janvier, trois vigiles tuent un homme de 24 ans par asphyxie après l’avoir gazé, menotté et maintenu à terre. En mars, trois adolescents échangent des tirs à l’arme semi-automatique sur les dalles en faux marbre de la galerie marchande. Aucune de ces histoires n’a fait la une des news nationales.
Immenses vaisseaux fantômes
Au moins le Northland Center est-il toujours en activité. Ailleurs, les malls ferment et deviennent d’immenses vaisseaux fantômes. La défection a frappé en premier la Rust Belt : Michigan, Ohio, Illinois. Les malls tentent bien de se réinventer : “Nouvelles chaînes, nouveaux magasins discount…”, explique le consultant Howard Davidowitz au Guardian, qui a publié un portfolio glauque sur la fin des malls cet été.
“Mais le truc, c’est que les clients n’ont plus de fric.” Des employés témoignent qu’ils ne gagnent pas assez pour entretenir une voiture ; ils viennent au boulot en covoiturage. A la première occasion, les millenials du Midwest fuient ces coins sans avenir pour les métropoles côtières.
Dans la foulée, on apprend que les États-Unis ont atteint leur pic de consommation de fast-food. Pour la première fois de son histoire, McDonald’s a vendu moins de burgers que l’année précédente. La crise est pourtant une bonne affaire pour McDo : la firme attire une clientèle pauvre avec ses fameux menus à 1 dollar lancés en 2002.
Mais les teenagers qui peuvent se le permettre aiment moins le burger-frites que les générations précédentes. Ils mangent moins gras, dans des chaînes plus saines comme le mexicain Chipotle Grill, et aiment customiser leur sandwich. McDo s’adapte mais ses salades se vendent mal. Burger King, Wendy’s, Pizza Hut aussi réagissent. “Ils pigent bien ce qui arrive, remarque Ravi Dhar, enseignant à Yale sur les pratiques de consommation, interrogé par Bloomberg Businessweek. Mais ils sont un peu coincés.”
“Ces constructions bâtardes ont détruit nos villes”
La génération qui tractera l’économie américaine dans quelques années ne veut plus de bagnole ni de burger, commande ses fringues sur internet, et va chercher le boulot là où il est : New York, Seattle ou la Californie. Ils réinvestissent le centre des villes délaissé par leurs grands-parents : la suburbia ne fait plus rêver. Ce n’est peut-être pas plus mal, de l’avis même du créateur des malls.
En fin de carrière, Victor Gruen en rejette farouchement la paternité. La vue des parkings le plonge dans une dépression sévère ; les promoteurs immobiliers, disait-il, ont transformé son rêve en cauchemar. “Ces constructions bâtardes ont détruit nos villes”, déclare-t-il en 1978 alors que son innovation l’a consacré comme l’un des architectes les plus influents du XXe siècle.
Écœuré, Gruen quitte les États-Unis pour terminer sa vie dans la banlieue de son enfance, à Vienne. Et sur quoi il tombe ? Un bon vieux mall. “Une gigantesque machine à sous”, qui condamne les petits commerces alentour. Victor Gruen voulait européaniser l’Amérique : c’est l’inverse qui s’est produit.