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Son enfance à elle fut « un enchantement » qu’elle se remémore en quelques mots, et en souriant. Une ferme au pied du mont Ventoux, dans un petit village de la Drôme provençale. Les chèvres, les fromages vendus au marché, la forêt comme liberté, l’anticonformisme pour éducation. Devenue chercheuse en sociologie au CNRS, Julie Pagis a voulu nuancer le portrait, trop souvent dressé, d’une génération meurtrie d’enfants de soixante-huitards.

Son livre “Mai 68, un pavé dans leur histoire“, récemment paru, s’appuie sur près de deux cents témoins dont les parents ont activement participé aux événements. Désormais âgés de 33 à 47 ans, ils ne partagent pas tous, loin de là, le souvenir d’une enfance volée par le militantisme de leurs parents.

« Certains ont souffert, c’est évident, mais ils ne sont pas majoritaires », assure Julie Pagis, qui a d’abord soutenu une thèse sur le sujet à l’EHESS. En revanche, tous demeurent profondément marqués par ces années entre Mao et poncho.

La sociologue elle-même en fait la preuve, qui se dit « produit de 68 », et a dédié son livre « à Agnès et Jean-Jacques », les parents qu’elle n’a jamais appelés qu’ainsi. La petite Julie aux cheveux courts qui aimait tant conduire les tracteurs, « gosse de hippies sentant la chèvre et pleine de poux » pour ses camarades de classe, a fait de sa différence une force. Entrée première à l’École normale supérieure, en biologie, elle n’a pas hésité à sortir de ce chemin tout tracé.
« Mon père et ma mère ont été ingénieurs agronomes, puis paysans. Ils m’ont transmis cette capacité à faire un pas de côté. Je ne me voyais pas en scientifique dans sa tour d’ivoire. » Quête de sens, et bifurcation vers la sociologie, donc, pour mettre en lumière ces « tiraillements » que les descendants de soixante-huitards ont tous eu à gérer, tant était fort le décalage entre éducation reçue des parents et normes de la société.

Entre deux extrêmes

« Comment trouver une place sans renier sa famille ? Comment s’insérer dans une société qu’ils ont appris à dénoncer ? » Les questions sont partagées, les réponses extrêmement différentes, à en croire Julie Pagis. Certains ont rejeté en bloc l’héritage de 68, reprochant à leurs parents de les avoir laissés à eux-mêmes, au point de rompre tout contact avec eux, une fois devenus adultes.

A 6 ans, après avoir avalé seuls le chocolat laissé dans une Thermos, ils traversaient tout Paris pour rejoindre leur école alternative, parfois en pyjama et sans cartable, et partaient en classe de découverte dans l’usine occupée de Lip.

« Cette enfance-là, on ne s’en remet pas. Les adultes réinventaient le monde, centrés sur eux-mêmes. Nous, nous étions posés là, aux premières loges de leurs disputes, de leur vie sexuelle. Il fallait savoir se débrouiller », raconte Sarah, encore traumatisée à 49 ans.

Enseignante, mariée, « mère poule » de trois enfants, qui ont fréquenté l’école privée et dont elle suit de très près les études, elle incarne ceux qui n’aspirent qu’à la normalité après s’être sentis cobayes d’une expérimentation politique.

A l’inverse, d’autres tentent encore de prolonger les utopies de leurs parents. En décalage, depuis leurs jeunes années, avec la société, ils investissent des territoires à la marge, notamment artistique. Néoruraux, altermondialistes, « punk de culture électronique, en combat contre les lobbies », comme autocatalyse Fanny, 43 ans, sans enfants ni cheveux sur le crâne, « élevée dans la critique du capitalisme et la détestation du travail, cet esclavage ». Elle s’est inventé une « activité, surtout pas un métier » de vidéo-projectionniste à domicile, mais vit actuellement du RSA en Bretagne.

Entre ces deux extrêmes, la masse des enquêtés. La plupart des descendants interviewés par la sociologue ont tout simplement intégré dans leur vie l’héritage de 68 en se ménageant des espaces de liberté (loisirs, temps de rupture professionnelle) ou en occupant des fonctions qui se prêtent à réflexion sur la société.

Ils sont chercheurs, travailleurs sociaux, enseignants, journalistes. Ou boulanger bio coopératif à Montreuil (Seine-Saint-Denis), comme Thomas, qui remercie aujourd’hui ses parents trotskistes de n’avoir « jamais sorti le martinet, contrairement aux voisins qui me paraissaient extraterrestres ».

Ouverture et distance

Sébastien, maître de conférences en psychologie à Nanterre (Hauts-de-Seine), a apprécié la « liberté de pensée, de sortir des cadres » qui lui était offerte. Jusqu’à pouvoir obtenir de ses géniteurs inscrits à la LCR la même panoplie de CRS que ses copains, à Noël, et encore des cours d’équitation, loisir pourtant jugé ô combien « bourgeois ». « On a bénéficié de leurs avancées sociétales », « Ils étaient courageux dans la défense de leurs idées », vantent les deux hommes, dans une même fierté.

Ouverture au monde et à la culture, sensibilité environnementale, féminisme, distance critique vis-à-vis du consumérisme : les militants de 68, qui cherchaient à rompre avec les mécanismes de reproduction sociale, ont finalement beaucoup transmis à leurs descendants.

La chercheuse s’est même étonnée de l’extrême proximité des deux générations quant à leurs préférences partisanes et positionnement politique. Parents comme enfants, aux deux tiers, se situent à la gauche de la gauche. Parmi les enquêtés, seuls deux sur cent quatre-vingt assument la rupture et se revendiquent de droite ou de centre droit.

Plus favorables au mariage, plus réservés sur les expériences de liberté sexuelle, plus confiants dans les institutions, les descendants, échaudés par l’échec des combats révolutionnaires, ont hérité d’une volonté d’engagement qui s’exprime dans des causes plus ciblées.

« J’ai un DEA de génie mécanique, confie le boulanger de Montreuil. J’aurais pu fabriquer des missiles ou des voitures. Cela ne me faisait pas rêver. Dans notre boulangerie autogérée, nous essayons de travailler autrement : nous vendons la baguette de tradition bio à un euro, et même moins pour ceux qui ont peu de moyens, nous donnons les invendus aux familles sans argent de la cité. » Lui s’occupe de la fabrication. Lorsqu’il est au comptoir, il ne se souvient jamais des prix.

Mai 68, un pavé dans leur histoire, de Julie Pagis, Presses de Sciences Po, 339 p., 22 euros.

Le Monde

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