Dans son dernier livre, le politologue raconte son itinéraire personnel et intellectuel, de Normal sup’ époque Mao au CNRS, via l’Afghanistan. Olivier Roy, “politologue de renom et spécialiste du monde musulman”, répète à l’envi que l’effroyable Daech est promis à l’échec. En 2008, dans La Sainte Ignorance, il battait en brèche l’idée partout répandue d’un retour du religieux. En 1992, il annonçait “l’échec de l’islam politique” dont chacun prédisait le règne.
Il faut laisser les forces locales structurer leur espace. Pensez à la Yougoslavie. Dans les années 1990 s’est mise en branle toute une entreprise de restructuration de l’ancien espace yougoslave. Elle passait par des massacres de populations que l’Europe, à juste titre, a décidé d’interrompre. Mais en les interrompant, elle a gelé l’ensemble du processus. C’est une erreur qu’il ne faut pas refaire au Moyen-Orient : il faut le laisser se recomposer, par un mélange de violence et de solutions politiques.
Vous avez décidé de raconter en détail votre parcours. Pourquoi ?
Je voulais d’abord rouvrir l’histoire de ma génération, celle des “soixante-huitards”. Elle a vécu des tranches d’histoire bien particulières : Mai 68 en soi, la grande aventure tiers-mondiste et humanitaire, le débat sur l’identité, l’islam, etc., puis le repli conservateur et identitaire. Or cette génération s’est toujours présentée comme celle des justes, des bons, en distribuant les mauvais points aux autres (les jeunes musulmans de banlieue, souvent) et en gommant ses propres errements.
Vous parlez, dans votre livre, de la disparition de la culture au profit d’un repli sur l’identité et sur le “code”. Qu’entendez-vous par là ?
Parler d’identité, c’est, immédiatement, tuer la complexité pour se cantonner à “ceci est une baguette”, “ceci est un cigare”, “ceci est un Français”. Proust ne parlait pas d’identité ; on serait bien en peine d’isoler parmi ses personnages un “bon Français”, un “M. Dupont”.
Parce que la littérature ne peut qu’être ambiguë et polysémique. Comme la culture en général, qui tend aujourd’hui à être remplacée par des codes, binaires et explicites : j’aime, j’aime pas, tout, rien, in, out. Les smileys sont censés être ludiques. Ils le sont, sans doute, mais ils proposent une liste close d’émotions possibles. On ne peut pas faire de poésie avec des smileys, pas plus qu’avec le code de la route. […]
Vous comparez les aspirants djihadistes d’aujourd’hui avec les militants de l’ultra gauche des années 60-70. Jusqu’où peut-on pousser l’analogie ?
Ces mouvements radicaux (j’y mets aussi bien les Khmers rouges ou le Komintern) partagent une vision universaliste du monde, l’idée que les hommes sont les mêmes partout et qu’il faut faire table rase des traditions, des cultures, etc. , parce qu’elles occultent les vrais rapports de force : économiques (pour la mouvance marxiste), entre le bien et le mal (pour les religieux). Ces mouvements portent un anticulturalisme structurel, spontané. On détruit les bouddhas de Bamyan comme on pouvait casser les statues dans les églises pendant la Révolution. Mais il y a toujours quelque chose qui résiste, dans la psychologie de l’individu ou dans la culture : le terroriste finit par considérer qu’il n’a plus de place dans ce monde de la corruption, et devient plus violent encore, puis suicidaire. Cette psychologie du terroriste, cette idée qu’il n’y a pas d’innocent, qu’il faut s’arracher du système, a été bien analysée par Dostoïevski ou par Malraux. […]