Qui aurait cru qu’acheter ses légumes allait devenir un acte politique ? Les hostilités ont débuté en juin dernier avec un brûlot posté sur le Web par un dénommé Benjamin Guilbault. Cet apiculteur qui fournit plusieurs Amap (Association pour le maintien d’une agriculture de proximité) s’en prend vertement à la Ruche qui dit oui, accusée de “tromperie” du consommateur et de manquements à “l’éthique”.
Il l’accuse, en gros, de faire son miel sur le dos d’une filière équitable et de proximité, alors qu’elle ne ferait que prolonger les “pratiques capitalistiques du marché”.
Une sorte de parasitisme d’une petite start-up maline dans l’écosystème idéal des associatifs.
Très vite, la polémique a gonflé sur les réseaux sociaux et les forums. Les contempteurs de la Ruche fustigent le “nouveau frelon parisien exterminateur de la petite paysannerie”.
À chaque époque, ses divisions. On était Beatles ou Stones dans les années 1960.
On est aujourd’hui Amap ou Ruche chez les bobos. Bénévolat contre marchandisation, militantisme décroissant versus e-commerce… La querelle oppose non seulement deux systèmes de circuits courts, mais aussi deux visions différentes du “locavorisme”, cette mouvance importée des États-Unis qui prône la consommation de nourriture produite à moins de 250 kilomètres du consommateur.
Un effet Amazon sur la paysannerie
D’un côté, les Amap reposent sur un modèle strictement associatif. Ces pionniers de la filière ont été les premiers à connaître un fort développement en France. Par contrat, les adhérents (ils étaient 270 000 en 2012) s’engagent sur une année à récupérer chaque semaine un panier de saison, garni et concocté par un ou plusieurs agriculteurs.
Les membres ne choisissent pas leur assortiment, c’est l’occasion de découvrir des légumes qu’ils n’auraient jamais eu l’idée d’acheter.
Ils suivent les saisons de manière orthodoxe et sont bien souvent mis au régime chou-navet-pomme de terre durant l’hiver.
Le prix du panier est fixé à un tarif raisonnable. Si le paysan perd sa récolte, les adhérents sont solidaires.
Ils s’engagent aussi à participer, bénévolement, à la distribution et parfois à des travaux à la ferme.
Les adhérents ne se définissent pas comme des consommateurs, mais comme des citoyens engagés.
De l’autre, la Ruche qui dit oui, ouverte en 2011, est une start-up qui relève, elle, de l’économie sociale et solidaire. Une plateforme internet permet aux clients (les “abeilles”) de butiner dans une sélection de plusieurs producteurs (fruits et légumes, viandes, crèmerie, mais aussi parfois artisanat), avant de récupérer leurs courses à un point de distribution
. Avec ce système sans engagement, les consommateurs sont plus libres de leurs choix, mais, en contrepartie, les prix sont aussi plus élevés :
10 % de la transaction est ponctionnée par la ruche mère et 10 %, par le responsable de la ruche locale.
Cette organisation mêlant monde paysan et high-tech a rapidement essaimé, jusqu’à devenir une success-story : aujourd’hui, on recense 630 ruches et 1 500 nouveaux inscrits par jour. Chouchou des médias, souvent qualifiée d'”Amap 2.0″ par la presse, elle fait forcément des jaloux.
À tel point que certains dénoncent des marchands du temple et agitent un effet Amazon sur la paysannerie.
Catherine Ecran est présidente d’une Amap à Courbevoie. Sur son blog, elle se fait la porte-voix de la fronde anti-ruches. “Je n’ai rien contre la Ruche”, explique-t-elle en précisant qu’elle aime l’entrepreneuriat.
“Mais leur communication m’agace. C’est une unité commerciale qui est là pour faire de l’argent, alors que nous, nous ne gagnons pas un centime.”
Pour elle, les ruches attirent des consommateurs “qui veulent le beurre et l’argent du beurre”. “Si vous voulez aider les producteurs, il faut passer par les Amap. Il n’y aura pas de commission qui partira vers des intermédiaires qui sont des sociétés commerciales.” Depuis le mois de juin, elle engrange des messages de soutien de toute la France.
“Un modèle économique équilibré”
Guilhem Chéron, 41 ans, cofondateur de la Ruche qui dit oui, se dit “écoeuré” par ce qu’il qualifie de “désinformation” qui aurait causé un “préjudice d’image profond”. ” Ces critiques n’ont aucun sens, c’est absurde.
Un intermédiaire a l’obsession d’écraser les prix des producteurs. Ce n’est pas notre cas. Dans la Ruche, les prix sont fixés de manière vivante entre producteurs et consommateurs, qui se rencontrent d’ailleurs toutes les semaines.
La plateforme web est un outil pour permettre cette coopération.”
Mais quid de la présence du bourdonnant Xavier Niel, représentant du grand capital, parmi les actionnaires de la Ruche ?
“Xavier Niel est minoritaire et possède seulement 6 % des parts.
Il a fait ce qu’auraient dû normalement faire les banques, à savoir prendre des risques.
Mais, s’il a contribué à lancer la boîte, il n’a jamais donné son avis. Chez nous, on ne sait pas qui il est.
Guilhem Chéron, diplômé de l’ENSCI (École nationale supérieure de création industrielle), qui a tenu un restaurant végétarien à Cuba avant de décider de mêler “cuisine et innovation”, défend “la transparence” de son modèle et l’obligation, du fait du label “économie sociale et solidaire”, de réinvestir les dividendes dans les emplois.
Pour l’instant, 50 CDI ont été créés au sein de la Ruche et les 600 responsables locaux touchent des revenus complémentaires en organisant la distribution. “On n’est pas là pour remporter le jackpot, mais pour montrer qu’on peut avoir un modèle économique équilibré.
Cela arrange d’ailleurs la grande distribution que les circuits courts restent associatifs. Mais, si on veut changer d’échelle, on a besoin de faire entrer des capitaux. Nous voulons accompagner une transition agricole, changer les relations à l’agriculture et au commerce.”
“Il y a de la place pour tout le monde”
Qu’en pensent les principaux intéressés, à savoir les producteurs ? Jean-Luc Bastien est maraîcher bio en Picardie. Il fournit des ruches comme des Amap en région parisienne. Cette querelle de puristes l’agace. “Aucun des deux systèmes n’est parfait. Les ruches sont plus difficiles à gérer, mais elles permettent d’écouler de gros volumes. J’ai pu acheter du matériel neuf grâce à elles. De l’autre côté, les Amap sont une bénédiction : je peux élaborer un plan de production sur une année. Je sais que je vais pouvoir écouler ce que je cultive, c’est rassurant.” Le Picard se demande si cette polémique ne serait pas un cri de détresse des Amap : “Elles sont en recul. Certains membres veulent nous défendre sans qu’on ne leur ait rien demandé. Mais si les Amap veulent nous sauver, qu’elles recrutent de nouveaux adhérents ! Inutile de taper sur la Ruche, il y a de la place pour tout le monde…”
En effet. Pour rapprocher les courgettes de nos assiettes, fourmilières associatives et ruches marchandes ne risquent pas la cannibalisation. Elles proposent simplement différents degrés de flexibilité et d’engagement au consommateur. La preuve : l’un des auteurs de cet article est inscrit dans une Amap, tandis que l’autre est sur le point de devenir une abeille. L’entente chez les bobos est toujours possible.