«Ce qu’on vient combattre ici, ce n’est pas la démocratie, mais l’anarchie : la cinquième colonne pro-occidentale qui veut saper notre mère patrie… » Oleg est sûr de sa cause. Il ne semble prêter aucune attention aux obus et missiles qui explosent de plus en plus près. Carrure de catcheur, fusil automatique sous le coude, il met un point d’honneur à marcher lentement vers la première ligne, à découvert sur un pont de bretelle d’autoroute défoncée, offrant sa haute silhouette aux snipers de l’armée ukrainienne sans même daigner courber la tête.
Son énorme chapka de mouton angora flotte au vent comme un panache blanc, alors que plusieurs de ses hommes progressent à ses côtés en tenue camouflage, s’abritant derrière les rambardes criblées d’éclats pour ajuster leurs tirs.
Originaire d’Ossétie du Sud, une province russe au fin fond du Caucase, Oleg combat dans l’est de l’Ukraine depuis le mois d’avril. Et si le Kremlin évite d’admettre que l’armée régulière épaule les rebelles séparatistes du Donbass, il ne fait pas mystère du rôle crucial qu’y jouent ses « volontaires » venus de Russie.
« On est plus d’un millier par ici », explique ce chef d’entreprise de 35 ans, qui commande une section d’une centaine d’hommes au sein du bataillon Vostok (ou « bataillon de l’Est »), une force de plus de 3 000 combattants considérée comme la plus forte unité de l’insurrection contre le gouvernement pro-européen de Kiev.
Un commandant (assis), surnommé “Serb”, 23 ans, et sa section Roussich devant leur QG à Lougansk, dimanche 16 novembre. Ils disent avoir pris leurs armes à l’ennemi.
Les hommes d’Oleg sont presque tous des citoyens russes arrivés, comme lui, des régions caucasiennes pour rejoindre sa « section Youg » (ou « section Sud »). Ils ont traversé la frontière en plein jour sans qu’aucun douanier ne les questionne, et assurent en chœur ne recevoir aucun salaire pour se battre. « Pour nous, Vladimir Vladimirovitch est comme un père. Il a réinstauré la foi et l’honneur des citoyens russes. On est prêts à sacrifier notre vie pour lui », affirme Oleg.
Il n’est pas homme à parler en l’air. Il est borgne : pour avoir répondu à l’appel de Poutine pendant la guerre d’Ossétie du Sud, en 2008, il a été atteint à l’œil droit par un éclat de balle. Un conflit qui rappelle étrangement celui auquel il participe aujourd’hui.
Des membres du bataillon Vostok-“Unite Youg” pénètrent un bâtiment sur la route principale qui mène a l’aéroport de Donetsk, à quelques centaines de mètres de violents combats entre forces ukrainiennes et pro-russes.
Déjà, le gouvernement d’un pays de l’ancienne Union soviétique – la Géorgie – avait voulu affirmer son indépendance vis-à-vis du Kremlin. Et, déjà, Poutine avait attisé un contre-feu sous forme de rébellion régionale prônant le rattachement à Moscou.
Mais Oleg demeure sincèrement convaincu qu’aucun des soulèvements pro-occidentaux survenus dans l’ex-URSS ne peut être légitime et sincère.
Il ne voit dans la révolution démocratique de Kiev qu’un nouvel épisode d’une grande partie d’échecs inlassablement menée par l’Occident contre son pays.
« Si le président Poutine est notre plus grand chef depuis Staline, c’est justement parce qu’il est parvenu à résister au travail de sape, qu’il a reconstruit la grandeur de la nation, sa diplomatie, son industrie et son armée. »
Des rapports alarmés de l’Otan l’affirment, images satellites à l’appui : Poutine déploie sans vergogne sa volonté de puissance dans l’Est ukrainien.
La rébellion russophone reçoit le renfort de colonnes de chars et de camions militaires.
Depuis plusieurs mois, des « instructeurs » au fort accent russe ou des soldats en tenue vert olive et sans insigne, rappelant les commandos qui se sont emparés, au printemps, de la Crimée, se sont glissés parmi les rebelles du Donbass. Mais Oleg répète qu’aucune troupe régulière russe ne combat activement au Donbass.
« Si l’armée venait se battre par ici, l’affaire serait pliée en quelques heures, tranche-t-il. Le problème, c’est que ça pourrait aussi déclencher la troisième guerre mondiale. C’est pourquoi nous sommes venus faire notre devoir pour éviter aux soldats de se déplacer. »
Le 17 novembre, Donetsk. Des membres du bataillon Vostok-“Unite Youg”, composé de volontaires venus d’Ossétie du Nord.
C’est donc sans le moindre état d’âme qu’Oleg exécute aujourd’hui sa mission, marchant droit comme un « i » sur l’aéroport de Donetsk, aux abords de la capitale de la république séparatiste autoproclamée.
Autour de lui, il y a Shabi, un Russe de Crimée, déserteur des « Forces Alpha », le meilleur commando d’élite ukrainien.
Mais aussi Timour, un sniper taciturne qui préfère ne pas dire d’où il vient ; Arthur, un vétéran à la longue barbe noire ; quelques hommes coiffés d’un pakol afghan ou encore Batraz, solide conducteur de poids lourds.
Tous ont quitté leur famille et leur emploi pour se battre à ses côtés, lui le P-DG d’une prospère entreprise de sécurité en Ossétie et Tchétchénie.
Même son fils de 17 ans, Zaourbeg, a insisté pour être du voyage. « Je ne voulais pas qu’on m’accuse de favoritisme, alors je l’ai mis en première ligne, à garder une tranchée où on se les gèle… »
Quoique sans grade ni passé militaire, Oleg possède cette autorité froide que personne ne conteste. Il a gagné son commandement sur le front des milices.
« Pour nous, les Caucasiens, la guerre est naturelle. On a le combat dans le sang. C’est une culture qu’il faut garder, sinon toute la société finit par être gagnée par la pourriture homo-lesbienne, comme en Europe. »
L’Ossète n’a pas de mots assez durs contre cet Occident dont les dirigeants ont osé, lors du sommet du G20, tancer Poutine. « Ces vipères ont montré toute leur grossièreté en parlant comme ça à un chef d’État. Mais faites attention : un seul mot du président et on ira vous détruire… »
Slavian, 27 ans, originaire de Sibérie, est arrivé le 22 juin 2014 a Loughansk. Il fait partie du bataillon “Roussich”, unité de combattants volontaires russes et nationalistes.
En moins d’une année, la guerre du Donbass a déjà fait 4 000 morts et plus de 800 000 déplacés.
Oleg et ses hommes voudraient à présent en finir avec les militaires ukrainiens, notamment ceux qui s’accrochent autour de l’aéroport de Donetsk, où des combats acharnés ont lieu depuis plusieurs mois.
Les volontaires du Caucase se battent aux approches de la piste d’atterrissage. Dévalant le terre-plein de la rampe d’autoroute, ils s’abritent dans l’ancienne concession Porsche, dévastée par les bombes. Puis s’avancent jusqu’au grand showroom Peugeot, à peine moins détruit, où Shabi le sniper grimpe dans un bureau de l’ancienne direction pour atteindre de quelques balles explosives la ligne d’en face.
Un silencieux étouffe ses tirs, précaution bien inutile dans le fracas d’artillerie. De l’aéroport Sergueï-Prokofiev flambant neuf ne reste qu’une carcasse éventrée. Les seules symphonies qu’on entende par ici sont celles des orgues de Staline qui envoient salve sur salve plusieurs fois par minute.
Les vols internationaux ont disparu depuis le printemps.
Le 17 novembre, Donetsk. Shabi, ex-berkout des forces Alpha a Sébastopol en Crimée, et sniper du bataillon « Vostok », prend position dans un bâtiment, à quelques centaines de metres de l’aéroport ou de violents combats font rage.
Les combats de l’aéroport sont si intenses que toutes les unités de la rébellion peuvent venir y faire le coup de feu. Même les extrémistes de la section Roussich ont eu droit à leur rotation. « C’est un honneur pour nous d’aller nous battre avec les meilleurs », s’exclame Slavian, 27 ans.
« L’Ukraine est le cœur de notre histoire, le berceau de notre race », assure-t-il.
Son groupe de volontaires est beaucoup plus modeste que celui d’Oleg, quelques dizaines de jeunes hommes qui se battent tous au nom du panslavisme. Certains évoquent « la sainte mère Russie » de l’Eglise orthodoxe, mais la plupart se veulent avant tout défenseurs des Slaves.
Malgré le gel qui s’installe, le grand blond se promène en petit débardeur à rayures, façon Jean Paul Gaultier. Comme la bise glaciale qui souffle sur la steppe, il vient de Sibérie. Né sur les rives du lac Baïkal, Slavian n’est guère impressionné par les prémices de l’hiver ukrainien.
Graphiste, il veut qu’on remarque ses tatouages sur le torse : des symboles néopaïens et l’écriture runique des anciens Vikings et des premiers princes de Kiev.
Son chef de 23 ans, un Pétersbourgeois fraîchement émoulu des commandos parachutistes, se fait appeler « Serb » et montre sur son avant-bras un message gravé en grosses lettres gothiques : « Kosovo is Serb ».
Le général de Gaulle rêvait d’une grande Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Slavian et ses comparses pensent plutôt « libérer » la Grande Russie les armes à la main, depuis la Pologne jusqu’au Pacifique.
« En fait, le mieux serait de retrouver les frontières du tsar Alexandre Ier, pour réincorporer aussi l’Alaska », précise Slavian.
Au nom de l’idéal des tsars, son unité salue l’engagement nationaliste de Poutine.
« Par contre, son idée de mettre tous les peuples sur le même plan au sein de la Russie est complètement ridicule. »
Le rebelle est convaincu qu’il faut inscrire le principe de supériorité de la race slave dans la Constitution.
Fatigués des combats de la nuit, les volontaires fourbissent leurs kalachnikovs pour une petite patrouille sur la plaine. Ils ont quelques viseurs de pointe achetés à leurs frais, mais aussi un vieux canon antichar datant de la Seconde Guerre mondiale et toute une panoplie d’insignes et de drapeaux qui, étrangement, mélangent le logo de Batman à des symboles slaves ou aryens, ainsi qu’à l’imagerie hitlérienne des unités SS.
Leurs voitures montent vers le front au rythme du punk-rock nationaliste. Mais, malgré les intonations martiales, Slavian commence à avoir des doutes. Arrivé en Ukraine le 22 juin pour le solstice d’été, il observe tristement la guerre s’enliser dans la normalité. « Pendant les premiers mois, c’était une merveilleuse anarchie.
Maintenant, la bureaucratie du Kremlin fourre son nez partout », regrette-t-il.
Même pour mener un raid de plus de 30 kilomètres, il lui faut rendre compte aux hommes du FSB, le contre-espionnage russe.
Obtenir quelques caisses de munitions nécessite des formulaires en trois exemplaires, déplore-t-il. « Toute cette paperasse, ça devient infernal pour des guerriers comme nous. »