L’anthropologue Jean-Loup Amselle publie “les Nouveaux Rouges-Bruns”. Il débat pour “l’Obs” avec la démographe Michèle Tribalat.
Jean-Loup Amselle Je ne vois pas en quoi les différentes vagues migratoires menaceraient d’«insécurité culturelle» ceux qui sont déjà installés en France. Sauf à entrer dans le fantasme du «grand remplacement» de la culture chrétienne par la culture musulmane propagé par Renaud Camus, ou dans sa version soft déployée par Alain Finkielkraut sous le vocable d’«identité malheureuse» qui combine la hantise du halal avec la peur de la «grande déculturation» de l’école républicaine.
Dans votre livre «les Nouveaux Rouges-Bruns» vous vous en prenez à une nouvelle tendance intellectuelle de la gauche, de Christophe Guilluy à Jean-Claude Michéa ou Jean-Pierre Le Goff, qui selon vous exalte les valeurs de classes populaires en souffrance face à la prétendue perte de leur identité. Que la gauche recommence à s’intéresser aux classes populaires et tente de les comprendre au lieu de les sermonner, on aurait pourtant pu y voir une bonne nouvelle, non?
Jean-Loup Amselle : Je pense que cette gauche du travail, qui est en même temps une droite des valeurs, et qui exalte les merveilleuses traditions d’entraide du peuple (Michéa, Le Goff) menacé d’«insécurité culturelle» par la mondialisation (Guilluy), consiste en une idéalisation «primitiviste» de ce même peuple assimilé aux «Français de souche». Il me semble difficile de définir a priori ce que pourrait être la culture d’un peuple français éternel dès lors que le couscous a remplacé la poule au pot du dimanche et que la nourriture favorite des jeunes est le «grec» (kebab).
Il faut donc «déculturaliser» et à l’inverse politiser et historiciser les rapports sociaux. Il ne faut pas céder à une sorte de fantasmagorie qui empêche de voir que l’identité nationale n’est pas une essence mais une relation. Dès lors, il convient d’accorder une attention plus grande, non au multiculturalisme, mais au phénomène du «bi» ou du «plurinationalisme». Car cette revendication d’une appartenance multiple exprime sans doute, de la part de ceux qui brandissent par exemple un drapeau algérien lors des mariages ou des matchs de foot, la frustration de ne pouvoir pleinement participer au récit national, confisqué qu’il est par les défenseurs d’une identité réduite à sa composante chrétienne. […]
La catégorie de « petit Blanc » qu’on a vue émerger ces dernières années, c’est-à-dire de populations en réalité majoritaires qui se vivent à leur tour comme stigmatisées ou même menacées, a-t-elle selon vous une véritable pertinence?
La France, nation centralisée et vieux pays d’immigration, a pratiqué l’assimilation, une sorte de compromis entre des droits abstraits et un principe de nécessité visant au rapprochement entre les modes de vie des nouveaux venus et ceux des Français. […] Or l’ascendant culturel de ces classes populaires a été délégitimé par en haut, avec la préférence multiculturaliste des élites politiques, économiques et intellectuelles, et par en bas, dans l’expérience quotidienne de la cohabitation. La séparation est donc à mes yeux une conduite rationnelle des classes populaires autochtones pour protéger leurs propres modes de vie. […]
Merci à anargyre