Attaqué jusqu’en justice, le spectacle “Exhibit B” à Paris aura aussi mis en lumière les fractures de la lutte antiraciste en France, entre nouveaux activistes de la cause noire et associations traditionnelles attachées à un discours universaliste.
La rupture semble aujourd’hui nette entre des associations telles que SOS Racisme ou la Licra, mal à l’aise avec le communautarisme, et la Brigade anti-négrophobie, qui s’illustre par ses actions spectaculaires et sa parole tranchée contre le “racisme d’Etat”.
Depuis la fin novembre, ces militants très déterminés ont multiplié les actions contre le spectacle “Exhibit B” du sud-Africain Brett Bailey. A travers les manifestations et la mobilisation sur les réseaux sociaux, ils voulaient obtenir comme à Londres le retrait du spectacle qu’ils jugent raciste et dégradant pour la communauté noire.
Selon eux, le metteur en scène aurait échoué dans son intention de dénoncer les “zoos humains” dans son spectacle. Il aurait perpétré au contraire des clichés racistes sur la représentation des Noirs en les réduisant au silence et en les “chosifiant”. L’exposition serait aussi symptomatique d’une société qui n’a pas fait son travail de mémoire sur l’esclavage et le colonialisme.
La justice les a déboutés de leurs demandes, le juge des référés du Conseil d’Etat confirmant jeudi la décision rendue mardi par le tribunal administratif de Paris, en estimant que l’absence d’interdiction “ne porte aucune atteinte grave et manifestement illégale à la dignité de la personne humaine”.
Mais ces opposants — qui débordaient la seule Brigade anti-négrophobie pour rassembler aussi des associations, des artistes ou de simples citoyens — auront réussi à obtenir une modification du calendrier de programmation du théâtre Centquatre, qui a préféré déplacer en semaine les représentations initialement prévues le week-end. Ils auront surtout attiré l’attention sur leur action radicale, qui place les associations traditionnelles en porte-à-faux.
Celles-ci avaient dès le début pris leurs distances avec le mouvement. “Il n’est pas admissible de faire un procès d’intention à l’artiste au motif qu’il est blanc, la lutte contre le racisme étant universelle”, avaient affirmé la Ligne des droits de l’Homme (LDH), le Mrap et la Licra dans un communiqué.
Cette prise de positon n’étonne pas l’historien Dieudonné Gnammankou, très virulent contre Exhibit B. “Les associations qui prétendent défendre la lutte antiraciste ne sont plus dans leur rôle”, car elles “n’arrivent pas à comprendre qu’une partie de la population est offensée” par un tel spectacle.
Le Conseil représentatif des associations noires (Cran), qui dans cette affaire a observé une neutralité prudente, fait un constat assez proche. “Il y a un prisme dans la lutte contre le racisme en France qui occulte un peu la question noire”, estime son président, Louis-Georges Tin.
Dans cette affaire, la question du communautarisme ressurgit en effet très vite, dans une réplique du fossé entre Martin Luther King et Malcolm X il y a cinquante ans aux Etats-Unis.
Pour Michel Tubiana, président d’honneur de la LDH, “penser qu’on va résoudre le problème en communautarisant le problème du racisme est une erreur”.
Mais l’affaire Exhibit B “révèle une vraie crise de l’antiracisme, de la réponse universaliste au racisme”, reconnaît-il, en s’inquiétant du sentiment, chez certains, que tous les racismes n’appellent pas la même indignation.
Face à cette situation, il juge nécessaire “un certain nombre d’initiatives” afin de “donner plus de chair” au discours traditionnel.
Le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, estime aussi que l’affaire est “le révélateur d’un malaise”. “Il serait étrange de repousser d’un revers de main les émotions que cette exposition a provoquées chez les Noirs de France”, affirmait-il mercredi dans une tribune au Huffington Post.
Cela suffira-t-il ? Pour l’historien Pascal Blanchard, “on ne peut pas comprendre ce phénomène si on n’analyse pas l’échec de l’antiracisme français”.
Les associations “n’ont pas pris conscience du poids de la mémoire, qu’on est dans une société post-coloniale, avec des héritages, des cheminements liés à des pratiques ou des cultures” diverses. Pour lui le remède est clair: “les associations doivent complètement repenser leur modèle”.