En France, la question de la blanchité est quasiment absente du débat. C’est pourtant un concept nécessaire pour penser un pendant de l’exclusion des noirs qu’est le racisme : la norme qui lui fait face. Amandine Gay l’explique dans cette tribune.
(Amandine Gay, comédienne, réalisatrice, afro-féministe)
Lors des récentes manifestations au TGP de Saint-Denis, qui mettaient en cause le racisme d’Exhibit B –performance revendiquant une réflexion sur le rapport noirs/blancs et la colonisation– la rappeuse Casey a abordé un paradoxe encore tabou en France, tant de le monde artistique que dans la société civile:
“Tu peux pas parler d’esclavage en montrant que l’esclave, faut montrer aussi l’esclavagiste (…) faut que le blanc il se détermine en tant que blanc (…) Ils ont du mal à se projeter, ils ont du mal à se déterminer en tant que blancs”
C’est cette question de l’indicible pendant de l’altérité, à savoir la norme, que résumait déjà la sociologue et féministe Colette Guillaumin, en 1978, dans Pratique du pouvoir et idée de Nature :
“On dit des Noirs qu’ils sont Noirs par rapport aux Blancs, mais les Blancs sont, tout court, il n’est d’ailleurs pas sûr que les Blancs soient d’une quelconque couleur.”
C’est cette citation du reste qui ouvre De quelle couleur sont les Blancs, ouvrage collectif dirigé par l’historienne et américaniste Sylvie Laurent et le journaliste Thierry Leclère, paru en 2013 et qui illustre parfaitement le paradoxe de l’identité blanche dans la société française, remis en lumière avec les débats autour du TGP : cette identité blanche est une norme qui ne se pense ni ne se voit comme telle.
Le privilège blanc
C’est justement cette cécité face à la blanchité comme construction sociale qu’entend aborder le livre de Sylvie Laurent et Thierry Leclère. Sur la quatrième de couverture, on peut lire :
“Mais qu’est-ce qu’être blanc? Une couleur? Ce serait si simple… Pour la première fois en France, ce livre cherche à décliner les nuances de ce terme controversé afin d’en interroger la pertinence et les usages.”
Il aura en effet fallu attendre 2013, près de 41 ans après la publication de l’article de Guillaumin, pour que les universitaires français se questionnent à nouveau sur la blanchité. Alors que dans le monde académique anglo-saxon par exemple, la blanchité (whiteness) est un concept étudié et théorisé depuis les années 80, notamment grâce à l’article Privilège Blanc: Vider le sac à dos invisible, de la pionnière Peggy McIntosh qui dès 1989, part de son expérience de chercheure blanche américaine afin de déconstruire l’identité blanche et les privilèges qui y sont associés :
“En tant que personne blanche, j’ai réalisé que j’avais appris le racisme comme quelque chose qui désavantage d’autres personnes, mais on ne m’a jamais enseigné le corollaire de cet situation: le privilège blanc, qui me donne un avantage.”
Afin de rendre concrète son analyse, McIntsosh dresse dans son article, une liste de 26 activités auxquelles elle a accès, sans jamais prendre de risques ou même se demander s’il est légitime qu’elle s’adonne aux dites activités :
“J’ai décidé d’essayer de travailler sur moi-même, au moins en identifiant certains des effets quotidiens du privilège blanc dans ma vie. (…)
1. Je peux, si je veux, prendre des dispositions pour être en compagnie de gens de ma race la plupart du temps.
4. Je peux aller faire du shopping seule la plupart du temps, assurée que je ne serai pas suivie ou harcelée.” (Elle fait là d’une référence au fait que les personnes noires soient systématiquement suivies/surveillées par un vigile lorsqu’elle vont faire leurs courses. Et la réciproque existe tout autant en France.)
La puissance du texte de McIntosh réside dans le fait qu’elle fut la première à décrire en détail les raisons pour lesquelles la blanchité est une construction sociale au même titre que “la question noire”.
Depuis, la réflexion sur cette position privilégiée dans un système qui pratique une hiérarchie raciale a largement dépassé le cadre universitaire, pour arriver notamment jusque dans le monde de la bande dessinée, par exemple sur les planches de l’américaine Jamie Kapp -traduite ici en français.
La cécité française
Mais en France, la question de la racisation reste centrée sur les non-Blanc.he.s. Or, la blanchité est une forme de racisation, c’est la couleur biologique et sociale de la norme et du pouvoir. Il est donc extrêmement important que la recherche puisse participer à la mise en lumière des privilèges associés à la blanchité.
Tous les champs de la réflexion et de la création françaises souffrent d’un problème de cécité: un refus de voir les Blanc.he.s et les Noir.e.s hors d’une rhétorique universaliste qui invisibilise les couleurs. Mais les Blanc.he.s et les Noir.e.s ont bien une place distincte dans la hiérarchie raciale et sociale à l’œuvre en France.
Ce tabou des couleurs est à la racine du tabou de la race, qui a atteint son paroxysme le 16 mai 2013. Ce fut le jour où fut adoptée “une proposition de loi du Front de Gauche supprimant le mot “race” de la législation française.”
(…)