« Le marché du travail a été source de beaucoup plus d’inégalité au cours des 30 dernières années, les détenteurs des plus gros revenus s’accaparant une part importante des gains de productivité de l’économie », analyse le chercheur Emmanuel Saez, de l’Université de Californie (département d’économie) au travers de ses travaux consacrés aux disparités de revenus sur le long terme aux Etats-Unis.
Cet article, une mise à jour de travaux élaborés par le chercheur en 2003 avec le Français Thomas Piketty (EHESS), montre que l’accroissement de l’inégalité des revenus résulte de « nombreux facteurs » : outre les changements technologiques, les évolutions institutionnelles et légales survenues depuis l’époque du New Deal ou la deuxième guerre mondiale comme « la progressivité de l’impôt, des syndicats puissants, les réserves des entreprises pour les prestations en matière de santé et de retraite et les changements de normes sociales en matière d’inégalité de rémunération ».
L’ampleur du phénomène est telle qu’aujourd’hui « la société doit choisir si cette hausse de l’inégalité des revenus est efficace et acceptable et, si non, quel mix institutionnel et quelles réformes fiscales devraient être mis en œuvre pour la contrer », s’interroge Emmanuel Saez.
Depuis près d’un siècle aux Etats Unis, les revenus (salaires, dividendes, intérêts, retraites, plus-values) des 10% les plus fortunés des ménages (employés très bien payés, nouveaux entrepreneurs, voire rentiers) a évolué en forme de U, décrit Emmanuel Saez. Entre le milieu des années 1920 et 1940 la part des revenus des 10% plus fortunés dans le total des revenus représentait 45% du total des revenus des actifs. Elle a substantiellement reculé à environ 32,5% pendant quatre ans durant la deuxième guerre mondiale pour ensuite se stabiliser autour de 33% jusqu’aux années 1970.
Après ces décennies de stabilité, la part du décile supérieur s’est spectaculairement redressée au cours des 25 dernières années et a maintenant retrouvé son niveau d’avant guerre. En 2007, la part des revenus du décile supérieur a atteint 49,7%, le niveau le plus élevé depuis 1917, plus élevé encore que celui de 1928 quand la bourse a culminé.
Avec la crise des « subprimes », cette part a un peu reflué en 2009, à 46,5% du total des revenus. Si l’on exclut les revenus du capital, la part des revenus du décile supérieur est demeurée quasi constante entre 2007 et 2009 (autour de 45,6%). « Le recul de la part des revenus du décile supérieur entre 2007 et 2009 est en fait moindre que lors de la récession de 2000 à 2002 », souligne l’article.
Quoiqu’il en soit en 2011, la part des revenus du décile supérieur s’est redressée pour atteindre 48,2%. En revanche la « Grande récession » a touché beaucoup plus durement la part des revenus des 90% des ménages restant que lors de la récession de 2001, poursuit l’auteur.
Le décile supérieur voit sa part de revenu évoluer principalement sous l’effet des fluctuations des revenus des 1% les plus fortunés, les familles dont le revenu dépasse 367.000 dollars (contre 111.000 dollars de revenu moyen pour le décile supérieur dans son ensemble). Durant la « Grande récession », entre 2007 et 2009, le revenu réel moyen des 1% « supérieurs » a diminué rapidement (-36,3% contre -11,6% pour les 99% restant) essentiellement du fait de l’effondrement des revenus du capital et du crash boursier. Corollaire de cette évolution, la part des revenus des 1% de tête dans le total des revenus a reculé de 25,5% à 18,1%. Mais si l’on écarte les 1% « supérieurs », le reste du décile de tête ne connait pas de fortes fluctuations de revenus.
Un fait que souligne l’auteur : « les familles qui se situent tout au sommet de la distribution des revenus jouent ainsi un rôle central dans l’évolution de l’inégalité aux Etats-Unis tout au long du XX° siècle ».
Les fluctuations des revenus des 1% des ménages les plus riches pèsent lourd dans le calcul des variations des revenus réels de l’ensemble de la population étudiée. Ainsi la hausse du revenu réel moyen par ménage s’est élevée à 13,1% entre 1993 et 2011 (soit une hausse annuelle de 0,69%), mais la hausse n’est plus que de 5,8% si on exclut cette catégorie de 1%. Pour cette dernière, les revenus ont augmenté de 57,5% entre 1993 et 2011 (soit une croissance annuelle de 2,6%).
« Cela signifie que les 1% de tête ont accaparé plus de la moitié de toute la croissance économique des revenus réels par ménage sur cette période », commente l’auteur.
Les modifications de la distribution des revenus entre le pourcentage des ménages les plus riches et les autres sont particulièrement marquées durant la période 1993 – 2011. Lors des deux phases d’expansion intervenues durant cette période, entre 1993 et 2000 lors de l’ « expansion Clinton », et entre 2002 et 2007, lors de l’ « expansion Bush », les revenus des 1% de tête ont cru très vite, respectivement de 98,7% et 61,8%. En revanche les revenus des 99% restant n’ont augmenté que de 20,3% puis de 6,8%.
Durant l’expansion économique de 2002 à 2007, les 1% de tête se sont accaparés les deux tiers de la croissance des revenus, souligne l’économiste. « Ces résultats peuvent permettre de comprendre la déconnexion entre le vécu économique du public et la solidité de la croissance macroéconomique affichée par les Etats-Unis entre 2002 et 2007 », commente Emmanuel Saez.