C’est la graisse la moins chère au monde et ses qualités techniques en font un ingrédient très employé par l’industrie. Mais l’expansion rapide de cette culture entraîne déforestation massive, déplacements forcés de population et disparition d’espèces sauvages, accusent les ONG. Premier producteur mondial, la Malaisie réagit par un lobbying intense.
« Acheter moins d’Airbus ? Je ne crois pas que nous aurons besoin d’aller jusque-là ! ». Le ministre malaisien de l’Industrie des plantations et des Matières premières, Douglas Uggah Embas, part d’un grand rire, avant d’ajouter, soudain beaucoup plus sérieux : « Mais nous avons besoin que vous achetiez notre huile de palme pour acheter vos avions… ».
L’image déplorable de cette huile végétale en Occident agace autant qu’elle décontenance le deuxième pays producteur au monde. Depuis le début des années 2000, les campagnes des ONG liant l’expansion de la culture de l’huile de palme à la déforestation massive, aux déplacements forcés de population et à la disparition des orangs-outans ont sensibilisé les Européens. Mais la défiance est particulièrement vive en France, où on la juge, en outre, mauvaise pour la santé. C’est dans l’Hexagone qu’on compte le plus d’entreprises agroalimentaires à avoir abandonné l’huile de palme.
Face à ces problématiques, la Malaisie veut se faire entendre. En juin, Douglas Uggah Embas a adressé une lettre au ministre des Finances, Michel Sapin, et à la ministre de la Santé, Marisol Touraine, au sujet de la mention « sans huile de palme ». L’étiquette a fleuri ces dernières années sur les paquets de gâteaux ou de pain de mie industriels. Label « discriminatoire », selon lui, « action sans fondement de la part des industriels en France », le ministre malaisien n’hésite pas à évoquer « un impact négatif […] sur la relation commerciale à long terme entre la Malaisie et la France ».
La petite phrase n’est pas passée inaperçue. L’an passé, Airbus a été le premier fournisseur d’avions de la Malaisie. Sous-marins, frégates, avions de transport militaire A400M… Kuala Lumpur est généralement un bon client de la France, qui est son premier pourvoyeur d’équipements militaires. Dans les années à venir, le pays pourrait se doter de sous-marins supplémentaires, d’avions de combat et d’hélicoptères. Mais la commission des Affaires étrangères du Sénat, dans un récent rapport intitulé « Reprendre pied en Asie du Sud-Est », prévient qu’il faudra « savoir aplanir les motifs d’irritation susceptibles de nous causer de grands torts commerciaux, telle l’huile de palme par exemple ».
En attendant, la Malaisie a fait appel à un cabinet d’avocats britannique, Hogan Lovells, afin d’évaluer les recours légaux possibles si cette mention « sans huile de palme » n’était pas retirée après une nouvelle réglementation européenne entrée en vigueur samedi. Cette réforme, destinée à améliorer l’information des consommateurs, oblige les industriels de l’agroalimentaire à préciser l’origine des graisses végétales dans la liste des ingrédients. En France, l’huile de palme, qui se cachait la plupart du temps derrière le terme discret d’« huile végétale », doit désormais apparaître clairement. Les opérateurs qui persistent avec le label pourraient bien se retrouver hors la loi, a estimé Hogan Lovells. Pour la Direction des fraudes (DGCCRF), il faudra regarder au cas par cas, la mention « pourrait être jugée licite dans certains, ou en infraction avec la réglementation dans d’autres. » La Malaisie a déjà fait savoir qu’elle se réservait le droit de poursuivre des détaillants en justice.
Un appel aux grands groupes
S’agirait-il alors de menaces ? Évidemment non, a assuré le président du Conseil malaisien de l’huile de palme (MPOC), lors d’une visite à Paris en octobre. Yusof Basiron préfère mettre en avant les campagnes d’information menées par le Conseil. L’organisme promeut la palme jusqu’en Europe, et il a les moyens de son lobbying : outre les conférences, publicités (dont certaines interdites pour manque de véracité au Royaume-Uni et en Belgique), sites Internet, études scientifiques et voyages sur place, le MPOC a ouvert une dizaine de bureaux, dont un à Paris. Avec des relais, comme l’Alliance européenne pour l’huile de palme, qui a des antennes dans différents pays.
En France, l’Alliance française pour une huile de palme durable s’est montée en 2013, avec pour mission de convaincre du bien-fondé de l’utilisation de cette matière grasse. Tous les membres de l’organisation, parmi lesquels Ferrero, le fabricant de Nutella (17 % d’huile de palme), Unilever, le premier acheteur au monde, Nestlé ou Labeyrie, ont promis de n’utiliser que de l’huile de palme 100 % durable d’ici à 2020. « Les grands groupes veulent être irréprochables. Beaucoup ne peuvent pas se passer de cette huile aux propriétés techniques irremplaçables », explique Antoine de Gasquet, président de Baillon Intercor, un courtier en huiles végétales. C’est aussi la graisse la moins chère au monde et les industriels ont nettement augmenté son incorporation ces dernières années.
Redorer l’image de l’huile de palme grâce aux standards de durabilité. A quelques heures de route au nord de Kuala Lumpur, le MPOC aime à faire visiter les plus belles plantations de Malaisie. Elles appartiennent à United Plantations Berhad (UP), une société dirigée par deux frères danois nés en Malaisie, qui l’ont héritée de leur père. La première, expliquent-ils, à avoir été certifiée RSPO, du nom de la table ronde pour la production durable d’huile de palme qui a vu le jour il y a dix ans. Au total, UP détient 58.000 hectares, 7 millions de palmiers, 525 kilomètres de rails pour acheminer les régimes de fruits jusqu’aux usines de transformation autosuffisantes en électricité.
Il y a aussi une usine de biogaz, inaugurée en 2006 par la princesse Benedikte de Danemark, comme en atteste une grande plaque dorée. Carl et Martin Bek-Nielsen ne laissent rien au hasard : « C’est une entreprise malaisienne avec des normes scandinaves. » Ils logent leurs ouvriers, les enfants vont à l’école sur la plantation, jouent sur les terrains de sport, les familles peuvent se faire soigner dans l’hôpital, aller prier au temple, à la mosquée ou à l’église, et les plus âgés peuvent prendre leur retraite dans une maison adaptée. Il y a même une pâtisserie danoise, où l’on fait des gâteaux « pur beurre », s’amuse Carl Bek-Nielsen. Il espère que la réforme européenne sur l’étiquetage va pousser les industriels à montrer qu’ils achètent de l’huile certifiée. Pour lui, c’est aux grands groupes comme Nestlé, Unilever et Procter & Gamble de soutenir la palme durable. Bien sûr, un coup de pouce des consommateurs serait le bienvenu. Car, aujourd’hui, « l’offre d’huile certifiée est là, mais la demande ne suit pas ».
Au sein du Conseil malaisien de l’huile de palme, le sujet irrite également. Les Chinois et les Indiens, énormes consommateurs, se contentent de l’huile « normale », moins chère, qui leur convient très bien. La « durable » est faite expressément pour les Européens et les Américains. « Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour faire de l’huile durable. Maintenant, la question est : où sont les acheteurs ? », s’agace-t-on.
Pour réduire les frais, la Malaisie a décidé de développer son propre standard : le MSPO, pour « Malaysian sustainable palm oil », verra le jour en janvier. Tous les petits planteurs pourront y participer, assurent les autorités. « Autant demander au loup de faire sa propre réglementation », lance Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes pour Les Amis de la Terre. Ces certifications laissent l’ONG dubitative : elle souligne notamment qu’un herbicide interdit en Europe, le paraquat, continuerait d’être utilisé dans les plantations malaisiennes. Son fabricant, note Sylvain Angerand, est membre de la RSPO.
Le biodiesel en ligne de mire
La Malaisie n’en est pas à sa première bataille contre ce qu’elle considère comme du « palm bashing ». A la fin des années 1980, l’association américaine du soja avait lancé une vaste campagne associant huiles tropicales et risques accrus de maladies cardio-vasculaires, causant une chute des ventes de 40 % en trois ans pour l’huile de palme malaisienne. Il avait fallu à l’association des producteurs malaisiens des millions de dollars et des mois de bagarre, à coups notamment de publicités dans les journaux américains, pour que la hache de guerre soit enterrée.
Aujourd’hui, une querelle de lobbys paraît moins concevable. « Il ne servirait à rien de s’opposer à l’huile de palme, admet Michel Boucly, le directeur général adjoint de Sofiprotéol, le groupe industriel et financier de la filière française des huiles et protéines. Sans cette extraordinaire machine de production, le secteur des oléagineux est incapable de répondre aux besoins toujours plus importants de la planète en huiles. » Car les années 1980 sont loin et il ne s’agit plus désormais uniquement d’alimentation et de santé.
Depuis quelques années, la demande d’huile de palme est tirée par les biocarburants. Entre 2006 et 2012, son utilisation pour du biodiesel a été quasiment multipliée par cinq en Europe : elle a représenté 80 % de la hausse de la consommation, contre 10 % dans l’industrie alimentaire, d’après l’Institut international du développement durable. Or l’Europe, comme les États-Unis, ne veut pas ouvrir son marché des biocarburants à l’huile de palme, peste le président du Conseil malaisien de l’huile de palme. « L’Europe est la région du monde où le protectionnisme commercial est le plus fort. »
Pour la Malaisie, l’enjeu est immense. La palme représente 10 % de ses exportations. Ses dirigeants la voient rejoindre le club des pays à hauts revenus d’ici à 2020, et cette culture s’est imposée comme un moyen efficace de lutter contre la pauvreté. Sur l’île de Bornéo, la transformation de la région du Sarawak est donnée en exemple. Depuis la fin des années 2000, le palmier à huile s’y développe à grande vitesse, remplaçant le riz. C’est là que l’État concentre ses efforts car il n’y a presque plus de terres disponibles sur la péninsule. Les surfaces plantées devraient encore doubler dans les sept ans à venir. « Aucun pays ne peut se permettre d’avoir 80 % de forêts s’il veut se développer », assène Yusof Basiron. Sur une carte, il montre une Amérique du Nord largement couverte de forêts primaires. Elle date de 1620. Puis il en fait défiler d’autres : 1850, 1926 et enfin aujourd’hui. Les forêts intactes, celles qui n’ont jamais été exploitées, ont quasiment toutes disparu.