Depuis deux décennies, la génétique a bouleversé nos connaissances sur l’apparition et le peuplement de l’espèce Homo. En cinq questions clefs, voici ce qu’elle nous apprend.
1. Le scénario des origines
Jusqu’à présent, deux théories à propos de l’apparition de l’homme moderne s’opposaient. La première, dite “multirégionaliste”, soutient que les populations ancestrales auraient quitté l’Afrique voilà 2 millions d’années, engendrant simultanément diverses espèces locales comme Homo neanderthalensis en Europe ou Homo erectus. Toutes auraient évolué de façons différentes avant de donner naissance à Homo sapiens sapiens. La seconde, dite “Out of Africa”, se situant il y a environ 200 000 ans, affirme qu’une seule et même espèce (la nôtre) serait apparue en Afrique, avant de migrer dans le reste du monde en supplantant toutes les autres sans se mélanger.
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“Le modèle multirégionaliste a été abandonné, tranche Henry de Lumley, directeur de l’Institut de paléontologie humain de Paris, car il souffrait d’une faiblesse originelle. Comment voulez-vous que des êtres aussi différents que Neandertal et Homo heidelbergensis, que nous avons trouvé à Tautavel, aient abouti à une seule espèce, Homo sapiens?”
Pour autant, la théorie “Out of Africa” ne l’a pas définitivement emporté. Disons que la génétique l’a d’abord amendée, puis complexifiée. En 1987, des travaux sur l’ADN mitochondrial (transmis par les femmes) confirment effectivement l’origine africaine de l’homme, et laisse entendre qu’il existe un berceau géographique commun à l’humanité (on parle alors de jardin d’Eden) ainsi qu’un ancêtre commun.
Mais d’autres études (portant notamment sur le chromosome Y) ont, depuis, montré qu’un “Sapiens archaïque” a vraisemblablement essaimé un peu partout sur le continent africain avant de partir à la conquête du monde. “Il n’y a pas eu une sortie d’Afrique, mais plusieurs, et à des époques différentes”, précise Gaspard Guipert, chercheur associé au Centre européen de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (Cerege), à Aix-en-Provence.
Des résultats confirmés par le séquençage du génome humain, achevé en 2003, qui a montré que toutes les “lignées se branchent bien sur le rameau africain”, ajoute Jean-Jacques Hublin, directeur du département de l’évolution humaine de l’Insti tut Max-Planck, à Leipzig (Allemagne).
Avant de préciser que la biologie moléculaire conforte aussi le mouvement migratoire:
“Les chercheurs ont clairement montré que plus les populations se trouvent géographiquement loin de l’Afrique et moins elles ont de diversité génétique.”
D’où des phénomènes extrêmes dans les contrées les plus reculées, comme le nanisme insulaire, dont a été victime l’homme de Flores, découvert en 2003, et dont les restes, datés autour de -18000 ans, en faisaient un descendant direct d’Homo erectus.
2. La longue migration
Depuis l’Afrique, quelles routes nos ancêtres ont-ils pu emprunter ? Le couloir du Levant reste le plus souvent évoqué, avec la Turquie et le contournement de la mer Noire en direction de l’Europe et de l’Asie. “Chez nous, les premières traces du genre Homo remontent à entre -1,6 et -1,8 million d’années dans le bassin de Nihewan (nord-est de la Chine), où une dizaine de sites fossilifères ont été identifiés”, explique Shen Guanjun, de l’université de Nankin. D’autres ossements exhumés ces dernières années, notamment à Damnisi (Géorgie), où a été découvert le plus ancien Européen, vont aussi dans ce sens.
Mais, si l’on se positionne autour de -2 millions d’années (période de glaciation, avec un niveau des mers plus bas), différentes voies ont pu être utilisées : celle qui va de la Tunisie au sud de l’Italie, celle qui passe par le Bosphore ou bien le détroit de Gibraltar. Des déplacements de populations liés non pas simplement à l’esprit aventureux des premiers hommes modernes, mais à la contrainte climatique et à l’abondance du gibier.
Les mouvements de migration plus tardifs, qui amènent Homo sapiens à conquérir le monde entre -150 000 et -45 000 ans, sont mieux connus. La génétique a même permis de trancher un débat ancien : le peuplement de l’Amérique. Celui-ci semble bien d’origine asiatique (nombre de gènes sont communs avec ceux des Sibériens) et se déroule via le détroit de Béring (par voie terrestre ou maritime). En Europe, cette expansion ne se fait pas sans difficulté. L’équipe de l’Institut Max-Planck, à Leipzig, a publié au mois d’octobre 2014, dans la revue Nature, les résultats d’une étude du génome d’un fémur trouvé près d’Ust’-Ichim, en Sibérie occidentale.
Contrairement aux premières investigations, la datation au carbone 14 révèle qu’il s’agit bien d’un individu Homo sapiens et non d’un néandertalien dont le décès date d’il y a 45000 ans, ce qui en fait le plus ancien représentant de notre espèce jamais trouvé hors de l’Afrique et du Proche-Orient. Surtout, en comparant ce génome avec ceux qu’ils avaient à leur disposition, les chercheurs font de l’homme d’Ust’-Ichim un gaillard plus proche des non-Africains que des Africains et plus lié aux Européens anciens qu’aux Asiatiques. Pour les paléontologues, cette découverte apporte la preuve irréfutable que la lignée de Sapiens non-africains provient d’un groupe qui a quitté son continent il y a 60 000 ans, donc plus tôt que ce qu’ils croyaient jusque-là. Des individus modernes qui ont trouvé en face d’eux une espèce plus ancienne et plus forte, Homo neanderthalensis.
3. Neandertal réhabilité
S’il en est un dont l’image a totalement été révisée grâce à la biologie moléculaire, c’est bien l’homme de Neandertal,
qui doit son nom à la vallée de Neander, près de Düsseldorf (Allemagne), où fut découvert le premier individu, en 1856. A l’époque, vu ses caractéristiques -arrière-crâne développé, bourrelets suborbitaux protubérants et silhouette robuste-, les chercheurs le prennent pour… un ours. D’où l’image de balourd qu’il se traîne au XIXe, puis au XXe siècle.
“Trapu, petit, sans menton, avec une visière de casque au-dessus des yeux, il a longtemps été considéré comme un être inférieur”,
regrette Marylène Patou-Mathis, chercheuse au CNRS, qui connaît Neandertalmieux que personne et oeuvre à sa réhabilitation.
Cette réputation ne s’arrange guère avec la découverte, plus tard, de l’homme de Cro-Magnon, cet être gracile au port altier. Un Sapiens qui en impose, avec ses manières, puisqu’il invente le principe des sépultures et pratique l’art et la chasse.
Pourtant, en un peu plus d’une décennie, notre cousin Neandertal a regagné un à un ses galons de “moderne”.
D’abord, lui aussi travaille avec des outils élaborés. Mieux, il a inventé une technique de coupe dite “Levallois”, qui réclame certaines capacités cognitives. Lui aussi enterre ses morts, et ce, dès -80000 ans, démontrant ainsi son sens de l’empathie et le développement de pensées métaphysiques. Lui aussi utilise certaines plantes médicinales, comme le prouvent des restes de pollen trouvés dans ses tombes. Lui aussi chasse, jusqu’à élaborer des stratégies d’encerclement du gibier. Lui aussi a développé l’art de la parure (bijoux, tatouages, coiffure). Lui aussi, à l’instar d’un Kandinsky ou d’un Kupka, au XXe siècle, était maître en art abstrait, comme l’a révélé une gravure découverte en septembre 2014 dans la grotte de Gorham (Gibraltar), située à flanc de falaise, devant la mer Méditerranée.
Pour les spécialistes anglais, espagnols et français (CNRS-université de Bordeaux), auteurs de l’article publié dans la revue PNAS, ces lignes horizontales et verticales creusées dans la paroi, voilà 39 000 ans, servaient à marquer l’espace d’habitation. Elles caractérisent un geste technique sans lien avec un but matériel immédiat que l’on croyait être l’apanage de l’homme moderne. Enfin, les généticiens ont montré qu’Homo neanderthalensis utilisait une forme de langage (gène FOXP-2). Et que sa peau était moins basanée que ce que l’on croyait jusqu’ici. “Difficile, à la lumière des découvertes récentes, de ne pas faire de Neandertal l’égal de Sapiens, conclut Marylène Patou-Mathis.
Je pense même qu’il a aidé ce dernier à découvrir le territoire européen qui était pour lui une terra incognita.”
4. Y a-t-il eu hybridation entre Homo sapiens et d’autres espèces?
La question est longtemps restée une des énigmes majeures de la paléontologie : en comparant crânes et ossements, les chercheurs n’ont jamais pu conclure à l’existence d’une espèce intermédiaire. Souvent trompés par une prétendue supériorité de l’homme moderne, nombre d’entre eux estimaient que Sapiens n’aurait pas pu fricoter avec son cousin.
Et l’absence de gisement fossilifère où l’on aurait pu trouver les deux espèces a longtemps entretenu l’idée d’une impossible hybridation. Mais ce serait oublier un peu vite que ces deux populations cohabitèrent durant près de 12 000 ans !
Aujourd’hui, la science prouve qu’il y a bien eu métis sage,
puisque le génome de Neandertal, décrypté en 2010 par l’Institut Max-Planck, montre que nous avons tous en nous quelque chose de lui : Européens et Asiatiques possèdent de 1 à 4% de ses gènes ! Toutefois, ces croisements sont restés plus que restreints.
Et pour cause ! Nombre de clans de Sapiens et de Neanderthalensis ont tout à fait pu ne jamais se rencontrer, notamment en Europe. D’autant qu’ils ne représentaient que quelques dizaines de milliers d’individus éparpillés sur de grands espaces. D’autres ont pu s’apercevoir, tout en restant à distance, selon une technique d’évitement somme toute compréhensible. Enfin, une poignée d’entre eux ont fini par se mêler, il y a 70 000 ou 80 000 ans.
5. Pourquoi Sapiens s’est-il retrouvé seul sur Terre?
D’abord parce qu’à son époque il avait peu de concurrents : le genre Homo comptait un nombre infime de branches. Outre Sapiens, il y a donc Neandertal et l’homme de Flores, disparu de la surface de son île, peut-être à la suite d’une éruption volcanique. A moins que celui que les médias ont affectueusement surnommé le “Hobbit”, en référence au Seigneur des anneaux, ne fût né avec le syndrome de Down (trisomie 21) comme le suggèrent les Drs Henneberg et Eckhardt dans une étude scientifique parue au mois d’août 2014. Reste, enfin, une espèce inédite, les dénisoviens, définie en mars 2010 par les généticiens. Cette fois, non grâce à un crâne, mais à partir d’une étude d’ADN, puisque l’individu se résume à un seul… fragment d’auriculaire, trouvé par les Russes dans la région de l’Altaï.
Les paléogénéticiens de l’Institut Max-Planck, toujours eux, ont révélé que cet Homo, vieux de 40000 ans, ne ressemblait à aucun autre. Mais, faute d’ossements supplémentaires, l’homme de Denisova reste bien mystérieux.
Difficile, donc, de lancer des hypothèses sur les causes de sa disparition, alors que l’affaire semble un peu plus simple en ce qui concerne Neandertal.
Du moins sur le papier, car paléo-anthropologues et généticiens ont apporté des explications pas toujours convaincantes.
La plus ancienne voudrait que le gros balourd eût été trop stupide pour s’habituer aux changements climatiques.
Un argument qui manque indubitablement de fond, d’autant que lui vécut plus de 300000 ans, soit, à l’heure actuelle, au moins 100 000 de plus que nous… Pas sûr, donc, que nous ayons des leçons d’adaptabilité à lui donner ! L’idée d’une pandémie a aussi été avancée dans la revue Current Biology à la fin de l’année 2013 montrant notamment que notre ADN contient des virus qui étaient communs à nos espèces.
“L’une des deux n’y aurait pas survécu”, explique Marylène Patou-Mathis. Sans y croire vraiment : “Cela peut s’entendre sur des aires géographiques limitées, mais pas à grande échelle.”
Restent les thèses, assez hasardeuses, d’un régime insuffisamment diversifié et d’une extermination massive par des hordes d’ “Attila-Sapiens” -sauf qu’il n’existe aucune trace de massacre.
Ou encore l’idée selon laquelle une dilution génétique aurait conduit notre lointain cousin à se fondre avec la branche Homo sapiens.
La réponse pourrait être plus prosaïque et se réduire à un problème démographique
: les dernières études génétiques montrent un goulet d’étranglement autour de – 60 000 ans, avec une forte baisse de la natalité et une mortalité féminine importante. D’ailleurs, à ce jour, peu de squelettes de néandertaliennes âgées ont été exhumés. La lignée se serait donc éteinte progressivement, ses dernières traces datant d’entre -40000 ans et -28000.
“Peut-être était-il trop conservateur, suggère aussi la chercheuse. Et, lorsqu’il a fallu s’adapter, il a pu manquer de sens de l’innovation et ne pas savoir se projeter dans l’avenir.”
La leçon vaut pour toutes les espèces humaines, d’hier et d’aujourd’hui.