C’est un médecin d’Augusta, une petite ville de Géorgie, aux Etats-Unis, qui détient le record. Cent douze mille cinq cent vingt dollars (92 008 euros) : voilà ce que le docteur Charles Shaefer a empoché au cours des cinq derniers mois de 2013 de la part de Sanofi, dont près de 24 000 dollars pour faire la promotion de son insuline star, le Lantus.
Extrapolé sur une année entière, cela fait un chèque de plus de… 270 000 dollars ! La moitié de la somme versée par le géant pharmaceutique français correspond à des missions de conseil et un quart rémunère des interventions publiques. Les frais de voyage et d’hébergement représentent une enveloppe de plus de 25 000 dollars.
Ces chiffres sont issus d’une gigantesque base de données publique, mise en ligne le 1er octobre par le CMS, l’équivalent américain de l’assurance maladie. Baptisée « Open Payments », elle recense toutes les sommes versées par les laboratoires aux médecins aux Etats-Unis. Des liens financiers jusque-là secrets. Il en ressort que pour booster les ventes de son Lantus – un « blockbuster » qui lui a rapporté plus de 7,5 milliards de dollars en 2013 mais menacé par la concurrence et l’arrivée de génériques – Sanofi n’hésite pas à sortir le chéquier.
Les plus zélés ont reçu plus de 15 000 dollars. Un beau « bonus » pour ces médecins qui jouent les agents doubles
Vingt médecins généralistes à la réputation bien établie – dont le docteur Shaefer – ont ainsi reçu 65 000 dollars entre août et décembre pour faire la « promo » du Lantus ou aider le groupe à bâtir son argumentaire commercial. Ils ont reçu entre 1 310 et 3 230 dollars par « speech » (dans des conférences ou des séminaires) et entre 2 190 et 4 440 dollars pour chaque mission de « consulting ».
Les plus zélés, comme James Randy Long, qui exerce en Caroline du Nord, ou Dennis Deruelle à Tampa, en Floride, ont ainsi reçu plus de 15 000 dollars. Au total, Sanofi a versé 9,5 millions de dollars aux médecins américains au cours des cinq derniers mois de l’année 2013 (soit 22,8 millions de dollars sur l’année en extrapolant) selon les calculs du site Pharmashine.
Un investissement rentable. L’influence d’un médecin sur ses pairs est bien plus déterminante que celle d’un commercial. Et l’astuce marche aussi avec les autorités, dont la puissante agence américaine du médicament (FDA).
Exemple en novembre 2012, lors d’une réunion pour statuer sur le Tresiba, une insuline mise au point par Novo Nordisk pour concurrencer le Lantus et qui n’est toujours pas autorisée aux Etats-Unis. Parmi les « auditeurs libres », qui peuvent donner leur avis sans pour autant faire partie du comité d’experts, on trouve Riccardo Perfetti, en charge des affaires médicales de la division diabète de Sanofi. Mais aussi… le docteur Charles Shaefer, dont les liens financiers avec la firme ne sont pas précisés et qui n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Plainte d’une ancienne salariée
En 2011, Sanofi avait été épinglé par le Sénat américain pour avoir utilisé ce type de ficelles. Pour protéger son Lovenox, un anticoagulant qui, comme le Lantus aujourd’hui, était sur le point de perdre son brevet, le laboratoire avait utilisé de « faux nez » pour pousser ses arguments auprès de la FDA et retarder l’arrivée d’un générique.
Le docteur Victor Tapson, qui avait reçu de Sanofi 260 000 dollars, avait écrit une lettre invitant la FDA à prendre en compte les éléments présentés lors d’une « table ronde scientifique » organisée en Californie… et sponsorisée à hauteur de 190 000 dollars par le groupe français.
La Society off Hospital Medecine (SHM) et la North American Thrombosis Forum (NATF), deux associations médicales, avaient de leur côté indiqué à l’agence qu’un générique « n’était pas dans le meilleur intérêt des patients », sans préciser leur lien financier avec Sanofi. La première avait reçu 2,6 millions de dollars du laboratoire, et la seconde 2,3 millions.
Le groupe a toujours démenti l’existence d’un « cadavre dans le placard »
Sanofi n’a pas souhaité répondre à nos questions au sujet de ses liens financiers avec quelques médecins triés sur le volet. Mais, le 3 décembre, une ancienne salariée de Sanofi, Diane Ponte, a déposé une plainte aux Etats-Unis contre son ex-employeur, l’accusant d’avoir payé 34 millions de dollars (27,4 millions d’euros) de pots-de-vin à des médecins, des pharmacies et des hôpitaux pour qu’ils privilégient ses antidiabétiques plutôt que le Levemir de son concurrent Novo Nordisk. Les deux laboratoires sont engagés dans une guerre sans merci pour séduire les puissants pharmacy benefit managers, qui négocient les prix des médicaments pour environ 20 % des 4 milliards d’ordonnances rédigées chaque année aux Etats-Unis.
La plainte déposée dans le New Jersey cite plusieurs responsables du groupe, parmi lesquels l’ex-directeur général de Sanofi, Chris Viehbacher, débarqué contre toute attente fin octobre.
Le groupe a toujours démenti l’existence d’un « cadavre dans le placard », mais la multiplication des départs au sein de sa filiale américaine a de quoi surprendre. Bob Rossilli, responsable des ventes de la division diabète chez Sanofi aux Etats-Unis, a quitté le laboratoire le 17 novembre, tout comme Raymond Godleski, l’un des responsables des « projets spéciaux ». En janvier, Dennis Urbaniak, le vice-président de la même division, les avait précédés. Il était auparavant responsable du marketing… du Lovenox, le médicament au cœur de l’enquête du Sénat.
Il a depuis rejoint Accenture, la société de conseil qui aurait, selon Diane Ponte, servi de paravent aux versements illégaux de Sanofi. Son concurrent Deloitte est aussi mis en cause. « Selon mes informations, Sanofi a mené une enquête interne sur ce sujet, mais ses conclusions sont demeurées secrètes », a précisé au Monde Rosemarie Arnold, l’avocate de Diane Ponte. « Mes investigateurs, qui ont commencé à enquêter deux semaines avant le dépôt de la plainte, sont en train de réunir tous les éléments en vue d’un procès », ajoute-elle.
Des actionnaires mécontents
De quoi inquiéter les actionnaires, déjà mécontents d’avoir collectivement perdu 22 milliards depuis le mois de septembre, à la suite de l’effondrement du titre en Bourse. Le 4 décembre, certains ont engagés une action de groupe (ou class action) contre la laboratoire. Ils accusent Sanofi d’avoir dissimulé des informations financières importantes ainsi que des faits de corruption. « Les déclarations du groupe [concernant ses résultats] sont erronées et trompeuses, car une part significative des revenus de la société dérivent d’activités illégales », est-il indiqué dans la plainte consultée par Le Monde, qui vise Chris Viehbacher et Jérôme Contamine, le directeur financier du laboratoire.
Le document de 19 pages rappelle qu’en 2012 Sanofi avait dû débourser 109 millions de dollars pour échapper à un procès pour corruption. Selon les éléments de l’enquête, le laboratoire aurait fourni gratuitement à des médecins des milliers de doses d’Hyalgan, un médicament indiqué dans le traitement de l’arthrite. Une pratique illégale dont le but était de retarder la diffusion d’un traitement concurrent moins cher.
Dans son jugement, le ministère de la justice américain citait le cas de représentants de Sanofi en Californie fournissant 25 échantillons gratuits par centaine de boîtes d’Hyalgan achetées, accompagnés de somptueux dîners pour les médecins, aux frais et avec l’accord du groupe.
Concernant l’action de groupe, Sanofi précise avoir « l’intention de [se] défendre vigoureusement contre ces allégations, et ne fer[a] pas d’autre commentaire ». Quant à la plainte déposée le 3 décembre par son ancienne salariée, Diane Ponte, le groupe pharmaceutique indique : « Diane Ponte est une ancienne employée mécontente qui attaque notre société de façon opportuniste. Mme Ponte a porté plainte pour violation du droit du travail dans l’Etat du New Jersey, et plus spécifiquement le New Jersey Conscientious Employee Protection Act (“CEPA”). Les allégations quant au droit du travail sont sans fondement et Sanofi se défendra avec vigueur. Nous prenons cette question très au sérieux et entendons protéger notre société et notre réputation. »