D’un côté, l’élite blanche. De l’autre, les Noirs et les métis, abonnés aux métiers les moins qualifiés. Plus d’un siècle après l’abolition de l’esclavage, le pays reste profondément inégalitaire. Même s’il répugne à le reconnaître.
“Nous, racistes, mais comment pourrions-nous l’être ? Nous sommes tellement mélangés !”
Tel est le genre de réaction qu’on provoque immanquablement quand on tente d’évoquer la question avec un Brésilien. Il suffit pourtant de se promener à Rio ou à Sao Paulo pour s’en convaincre :
les inégalités raciales sautent aux yeux. Le Brésil est très clairement une société à deux vitesses.
D’un côté, l’élite blanche ; de l’autre, les Noirs et les métis, souvent confinés aux métiers de femme de ménage, de nourrice ou d’ouvrier. Deux tiers d’entre eux sont pauvres et n’ont accès ni à un enseignement de qualité ni à des soins de santé dignes de ce nom. À qualification égale, un Noir gagne en moyenne deux fois moins qu’un Blanc.
Les inégalités sont flagrantes jusque sur les écrans de télévision et les magazines. Documentariste de renom et spécialiste de la question raciale, Joel Zito Araújo s’insurge périodiquement contre le manque de visibilité des Noirs :
“Le modèle de beauté préféré des télévisions correspond au stéréotype nordique : des femmes blondes aux yeux clairs. Les Blancs de type scandinave ne représentent pourtant que 15 % de la population.”
Force est d’ailleurs de reconnaître que les Noirs ne se signalent pas non plus par une grande estime d’eux-mêmes.
“Depuis Pelé, tous les grands joueurs de foot métis ou noirs ont eu des petites amies blondes”
, relève Zito.
Bref, la “démocratie raciale” exaltée par l’écrivain Gilberto Freyre (1900-1987) – une société idyllique où Blancs, Noirs et Indiens vivraient en parfaite harmonie – n’est qu’un mythe désormais éculé.
Selon cette théorie, l’inégalité raciale ne serait que la résultante d’un problème social, mais tout le monde sait bien qu’elle est fausse.
Un rapport de l’ONU publié en septembre 2014 évoque pour sa part un “racisme institutionnalisé”. Ce texte fait la démonstration qu’une grande partie des Brésiliens vivent dans le déni du racisme. Mais pour Nina, 34 ans, la discrimination raciale est une réalité quotidienne. Elle est blanche, mais son mari est noir. “Pour nous, explique-t-elle, aller dîner dans un restaurant chic de Rio, c’est se préparer à affronter des regards pesants.”
Idem pour Antonio, 28 ans, qui exerce la profession de photographe : “Quand je suis dans une librairie ou au cinéma, il ne m’échappe pas que, dès qu’elles m’aperçoivent, toutes les femmes blanches s’accrochent instinctivement à leur sac à main !” Il y a une expression brésilienne très connue : “Le Noir doit savoir où est sa place.”
Le racisme est caché, subtil, jamais avoué et sous-estimé
À en croire certains comme l’écrivain Cleusa Turra, le racisme brésilien serait à l’image de son peuple : “cordial”. Encore un mythe !
“Le racisme est caché, subtil, jamais avoué et systématiquement sous-estimé par les médias. Il n’en demeure pas moins extrêmement violent”, corrige Joaquim Barbosa, premier juge noir à siéger à la Cour suprême, à Brasília. Le constat est alarmant : plus on est noir, plus on est exposé à la violence, comme le confirme un rapport publié le mois dernier. Un seul exemple ? Sur les quelque trente mille jeunes assassinés chaque année, 76,5 % sont des Noirs ou des métis. Les descendants d’Africains représentent pourtant plus de 50 % de la population. Et le Brésil est le deuxième plus grand pays noir, derrière le Nigeria.
C’est que l’empreinte de l’esclavage est ici extrêmement forte. Sur les dix millions d’Africains brutalement transplantés dans les Amériques, quatre millions l’ont été au Brésil. Riche en matières premières, le plus grand pays du sous-continent avait besoin d’une main-d’oeuvre nombreuse pour travailler dans les plantations de canne à sucre du Nordeste ou les mines d’or du Minas Gerais. Après trois siècles de traite négrière et sous la pression des Britanniques, le Brésil finit par abolir l’esclavage, le 13 mai 1888. Il fut le dernier pays occidental à le faire.
Du jour au lendemain, des milliers de Noirs furent abandonnés à eux-mêmes, sans octroi de terre ni compensation financière. Nombre d’entre eux n’eurent d’autre choix que de retourner dans leur plantation et d’y travailler pour un salaire de misère. D’autres rejoignirent les grandes villes, où ils grossirent le nombre des mendiants.
C’est à cette époque que naquit un projet insensé : le “blanchiment de la nation”. Il s’agissait d’encourager systématiquement l’immigration européenne et de bloquer toute immigration africaine et asiatique jusqu’en 1930.
C’est donc pour estomper la présence des Noirs dans le paysage et occulter son passé esclavagiste que le Brésil a fait le choix du métissage.
Des associations de lutte pour les droits des Noirs demandent aujourd’hui réparation pour ce lourd préjudice et militent pour que l’apport des esclaves à la culture brésilienne soit enfin reconnu. C’est l’ancien président Henrique Cardoso (1995-2003), bientôt imité par son successeur, Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2011), qui prit l’initiative de ce processus de reconnaissance. Mais beaucoup reste à faire. Moins de 10 % des députés et un seul ministre (une seule, en l’occurrence) du gouvernement de Dilma Rousseff sont noirs. Encore ladite ministre est-elle chargée de… l’égalité raciale !
En 2012, la Cour suprême, plus haute juridiction du pays, a estimé que la mise en place de quotas raciaux était constitutionnelle.
La loi fait donc désormais obligation aux autorités de réserver 50 % des places dans les universités fédérales (gratuites) aux élèves ayant fait leurs études secondaires dans des écoles publiques. Elle attribue aussi aux Noirs, aux métis et aux Indiens un nombre de places proportionnel à l’importance numérique des différentes communautés dans chaque État.
Dans le même ordre d’idée, une nouvelle loi réserve aux afro-descendants 20 % des places dans les concours de l’administration publique.
Politique des quotas : assez noir pour aller à l’université ?
Les antiquotas, il y en a, dénoncent l’absurdité de cette politique dans un pays aussi mélangé que le Brésil. Et rappellent
qu’il est parfois bien difficile de définir “un Noir”.
Une anecdote en témoigne. En 2007, des jumeaux métis avaient tenté d’être admis à l’université.
Le plus noir des deux avait été accepté grâce à la politique des quotas. Le plus clair de peau avait en revanche été recalé : il n’avait pas été jugé assez noir.
Autre argument invoqué par les antiquotas : le risque d’un nivellement par le bas de la qualité de l’enseignement.
Les élèves noirs et métis viennent en effet presque tous des écoles publiques, dont le niveau est faible… Pourtant, toutes les études montrent qu’ils obtiennent des résultats équivalents à ceux des étudiants blancs issus de la classe moyenne. Et parfois même meilleurs. “Une fois surmonté le manque de confiance en eux, ils se montrent extrêmement motivés. Ils savent qu’ils ont une chance unique de s’en sortir, alors ils mettent les bouchées doubles”, commente Leizer, du mouvement noir Educafro.
Au total, les résultats de la politique des quotas s’agissant de l’intégration des plus défavorisés sont indiscutablement positifs. Selon le ministère de l’Éducation (chiffres de 2013), la proportion des Noirs dans les universités est passée en dix ans de 1,8 % à 8,8 %. Reste à présent à changer les mentalités, et ça ne sera pas forcément le plus facile. “La société brésilienne, note encore Leizer, a du mal à admettre qu’un Noir puisse réussir s’il n’est ni joueur de foot ni chanteur de samba.
Mais nous avons ouvert un chemin sans retour, et nous n’abandonnerons jamais le combat.