[long article – extraits]
Interview de Pascal Blanchard, historien, chercheur-associé au CRNS, spécialiste de l’Empire colonial français.
“Aujourd’hui la France fait rentrer beaucoup moins de migrants que d’autres grands ou petits pays européens. La France était un grand pays d’immigration, et l’est de moins en moins (…) On n’est plus un grand pays d’immigration. On est une terre de mixité, et c’est normal car nous avons une histoire longue.
(…) Dans le débat intellectuel aujourd’hui, on insiste surtout sur les populations non-européennes, voire « musulmanes ». Quand vous dites « immigration », les gens pensent immédiatement à « non-blancs ». Parler d’immigration, ça n’est pas tellement parler d’un phénomène mesurable, c’est beaucoup plus parler d’un phénomène sociologique, parler des « indésirables ».
(…) Vous avez des gens au fin fond du Cantal ou des Landes, qui vont avoir l’impression qu’il y a trop d’immigrés en France, pourtant il y en a extrêmement peu sur ces territoires. Mais leur ressenti est lié à la médiatisation, et à ce qu’ils voient au journal de TF1 ou de BFM tous les soirs.
(…) La notion de « il y a trop d’immigrés », est d’abord un phénomène politique et sociologique. Aujourd’hui, dans une période de crise, les gens ont peur de l’autren, peur que l’autre lui prenne le peu qui lui reste. Ce voisin qui est illégitime, car on a jamais expliqué dans ce pays qu’un Africain, un Maghrébin ou un Asiatique pouvait être Français.
Cette situation, par définition, provoque un sentiment de « trop-plein ». C’est pas quantitatif, c’est un trop-plein par rapport au vécu que chacun a. Il y a trop de Belges ? trop de Polonais ? Ou il y a trop d’Arabes et trop de Noirs ?
Aujourd’hui, certains disent « c’était mieux avant, parce qu’il n’y avait pas d’Arabes et de Noirs ». Et ça marche, parce que c’est un argument véridique. Il y a plus d’Arabes et de Noirs qu’il y a cinquante ans. Et ces gens estiment que cette présence plus nombreuse nous fait perdre notre identité.
Le Front National ne s’est pas créé que par le mensonge, il s’est aussi construit sur une forme de peur : celle du métissage, du changement, de la rencontre de l’autre.
Mais il ne faut pas ostraciser ceux qui ont peur, la peur est un phénomène tout à fait naturel ! On a toujours peur de ce que l’on ne connait pas.
Alors il y a les gens qui veulent aller vers la rencontre à l’autre, par la culture, le savoir, les arts… Et puis il y a ceux qui jouent sur la peur, présentent l’autre comme le repoussoir. Il faut se souvenir que beaucoup au départ n’envisageaient pas que les femmes aient un jour le droit de vote.
(…) Lilian Thuram racontait cette anecdote en conférence un jour : il a découvert qu’il était noir à l’âge de huit ans quand il est arrivé en France hexagonale. Les gens sont égaux à la naissance, mais pas dans la pratique. Aujourd’hui un enfant de 8 ou 9 ans sait de quel côté de la frontière il vit, en fonction de la couleur de sa peau, il ne faut pas vous leurrer. Celui qui est black a bien compris que pour lui ça ne se passerait pas pareil que pour le petit blanc.
(…) Votre grand-père et le mien ont appris à l’école dans leur manuel d’histoire, que la « race blanche » était amenée à diriger la Terre. On en sort pas comme ça. C’est comme si demain matin vous mettiez cinq personnes qui se connaissent pas dans une même pièce, et que vous disiez « je veux que ça fonctionne ». Cela ne marche pas comme ça, il faut du temps.
(…) Ce qui nous fait peur, c’est de perdre une soi-disante identité. Ce n’est pas grave de se poser des questions sur l’identité. Je ne suis pas contre. Je suis contre le fait d’en faire un point de fixation, une phobie pour rejeter l’autre, au nom de la défense d’une identité raciale. C’est ça le danger.
Je ne peux pas rejeter de manière sectaire quelqu’un qui pense qu’être Français c’est être blanc. Je ne suis pas d’accord, mais on a le droit de le penser, pourquoi pas ? Moi je trouve que c’est une aberration.
Quand les Romains sont arrivés en Gaule, ça a été violent, et ça a apporté quelque chose à la culture, c’est une partie constitutive de la France aujourd’hui. C’est important de le dire, ce droit à la perspective historique. (…)
Est-ce normal d’expliquer à 12 millions de Français qu’ils ne sont pas légitimes dans ce pays ?
Si vous allez dans un quartier populaire, et que vous parlez avec un habitant issu de l’immigration, il peut vous dire « je ne me sens pas Français, parce que l’Histoire de France je n’y appartiens pas. Il n’y a pas de héros politique qui me ressemble ».
(…) Avec Lilian Thuram en conférence, on a posé la question : « Qui est Français ? », très peu ont levé le doigt, et quand on a demandé : « Qui a la nationalité française ? », 90% des gamins ont levé le doigt.
Voilà l’éclaboussure impériale dont on parlait. Ces gamins ne rentreront jamais chez eux, parce que « chez eux », c’est ici, et en même temps ils sont loin de se sentir complètement Français. Donc ils vont se replier sur des identités autres, qu’elles soient noire ou arabe.
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