Après les fruits et légumes « Gueules cassées », la marque antigaspillage élargit sa gamme. Une success-story au marketing léché, qui invente une nouvelle manière de consommer.
Il y avait déjà des pommes et toute une ribambelle d’autres fruits et légumes. Il y aura bientôt, dans les hypermarchés, des camemberts, saucisses et corn-flakes étiquetés Gueules cassées, biscornus mais hautement séduisants pour leurs prix réduits et qualités de goût.
L’opération de financement participatif lancée par le biais de la plate-forme KissKissBankBank a fonctionné à plein. Près de 33.000 euros viennent d’être récoltés auprès des internautes pour lancer ces nouveaux produits « Moins jolis mais exquis », et assurer la promotion de la première marque antigaspillage française. Si tant est que cela soit encore nécessaire.
Car, en à peine un an, Les Gueules cassées ont acquis une notoriété impressionnante et commencé de révolutionner l’offre alimentaire en France. Ramenant en rayons des tonnes de denrées, jusque-là jetées pour non-conformité à la norme esthétique, elles ont bouleversé les habitudes des producteurs, des distributeurs, des clients, conquis 1.500 points de vente, inventé rien moins qu’une nouvelle manière de consommer « antigaspi » et anticrise.
Un nouveau « segment », comme l’on dit dans la grande distribution, est né grâce à un petit dessin de pomme et à deux quadragénaires fils d’agriculteurs qui n’en demandaient pas tant.
Nicolas Chabanne et Renan Even, l’un du Vaucluse, l’autre du Morbihan, une mère dans la fraise, un père dans la châtaigne, se sont trouvés, dès 2007, pour mettre en avant des fruits de qualité présentés en paniers, avec fiche d’identité de l’exploitation et photo du « Petit producteur ».
L’homme du Sud, cagette sous le bras en guise de dossier de presse, assurait la communication de la confrérie de la fraise de Carpentras. Le Breton, revenu de l’univers réfrigéré de la grande distribution, rêvait de vendre enfin des fruits pour leur goût, non pour leur « aspect bodybuildé ».
Ce sont les fraises qui les ont amenés à l’étape suivante. Que faire de toutes ces délicieuses, ces énormes laideronnes en éventail que les enfants adorent mais que les magasins rejettent ? Que faire, encore, de l’abricot sur lequel le mistral a plaqué une feuille, imprimant une trace de boisage ?
« Dans un jardin, on choisit ce qui est mûr, pas ce qui fait 27 millimètres de diamètre, remarque Nicolas Chabanne. Mais dans un hypermarché, on ne supporte pas les défauts d’aspect. » Cette uniformisation contre-nature est l’aboutissement d’une lente dérive : la surproduction des « trente glorieuses » a conduit à ne conserver que le plus beau, l’achat à distance a imposé ses calibrages précis.
Au printemps 2014, les deux défenseurs des petits producteurs ont l’idée de vendre comme des dégriffés (30 % moins chers) ces fruits et légumes moches, en se portant garants de leurs qualités gustatives et nutritives. Ils testent en supermarché. Font un flop. Un cousin graphiste expatrié en Inde est appelé à la rescousse.
Il dessine, pour logo, une pomme rouge bosselée au regard ahuri qui sourit de toute sa dent. Le duo légende « Les gueules cassées. Fruits & légumes moins jolis mais exquis ». Les consommateurs adhèrent, cette fois, en masse. De même que les Leclerc, Franprix, Monoprix, partout en France.
Dix mille tonnes sont écoulées en huit mois. Cent cinquante producteurs attendent désormais de rejoindre la centaine déjà choisie par Renan Even, le « sourceur » qui veille à la qualité des sols, sélectionne les variétés intéressantes… La demande excède déjà l’offre : pas assez de fraises obèses ni de kiwis plats…
Mais, nouveauté, les asperges « courbées ou cul fendu », d’Olivier Gervasoni, dans le Gard : « Mes 15 % de deuxième choix, je les bradais sur les marchés locaux, ou je les jetais. Là, j’en ferai profiter les gens du Nord qui ne pouvaient pas se permettre de les acheter. » Le résultat d’exploitation s’en ressentira autant que le moral.
Fin de l’ultralibéralisme, refus montant du gâchis alimentaire, prise de conscience écologique : voilà le terreau sur lequel ont prospéré les produits moches, aux dires de Nicolas Chabanne. Accepter la mandarine tachetée par la grêle, c’est aussi, pour les urbains, se souvenir qu’elle ne sort pas d’usine, donc se reconnecter avec la nature.
Et se questionner sur une esthétique imposée. « Nos produits parlent aux gens. On est toujours un peu la gueule cassée de quelqu’un, non ? » Une évolution des mentalités est en cours, mais l’effet marketing aura été plus immédiat.
A partir d’avril, des boîtes de céréales déclassées pour de subtiles raisons de taille seront proposées en hypermarché au prix de 0,99 euro. Moitié moins que les grandes marques. Les saucisses de Morteau trop rondelettes du charcutier Sébastien Roux, dans le Doubs, ont déjà rejoint le mouvement.
Les camemberts de Normandie à robe imparfaite de la laiterie Gillot, dans l’Orne, ainsi que des moules bretonnes, suivront. Les deux compères des Gueules cassées verraient bien leur étiquette-pomme devenir une sorte de repère universel antigaspi. Plus efficace, selon eux, que cette loi en préparation contraignant les grandes surfaces à distribuer leurs invendus aux associations.
Les denrées à date de péremption rapprochée, vendues à moitié prix et rendues plus visibles par la pomme hilare, trouveraient preneurs, pensent-ils. Sur les 600 000 tonnes d’invendus à l’année, les hypermarchés pourraient récupérer près d’un milliard d’euros, et en reverser une petite partie aux associations – qui auraient aussi moins de demandes à satisfaire, l’alimentation devenant plus accessible pour tous. Un test a été mené au Spar de Carpentras. En dix jours, le supermarché a réduit de moitié ce qu’il jetait.