Des entrepreneurs peu scrupuleux, une tromperie sur l’origine de la marchandise, un enjeu de santé publique… Après la viande de cheval, l’affaire du sérum fœtal bovin a tous les ingrédients du scandale sanitaire.
Quatre personnes, dont l’ex-PDG d’une entreprise choletaise, ont été renvoyées, le 24 mars, devant le tribunal correctionnel, a-t-on appris mercredi 1er avril. Ils sont poursuivis pour un vaste trafic international autour de ce produit utilisé, notamment, dans la fabrication de vaccins et de médicaments.
Il aura fallu huit ans d’enquête et cinq juges d’instruction pour venir à bout de ce dossier tentaculaire, instruit par le pôle santé de Paris et révélé par Le Courrier de l’Ouest en décembre 2014. Il s’en est fallu de peu que l’affaire soit prescrite. Le procureur de la République de Paris a rendu son réquisitoire définitif quelques mois avant le délai de prescription, fixé en juin 2015.
L’affaire démarre en 1987, quand Henner B., aujourd’hui âgé de 61 ans, crée la société Biowest à Nuaillé (Maine-et-Loire). Né en Allemagne, ce charpentier de formation s’est reconverti dans le marché porteur du sérum fœtal bovin, apparu dans les années 1980 avec l’essor des biotechnologies. Extraite du sang d’un veau en gestation, cette “fleur de vie“, comme la décrit un spécialiste, est utilisée pour la mise en culture des cellules dans les laboratoires.
Les usages sont multiples : recherche fondamentale, diagnostics à partir de prélèvements sanguins, conservation d’organes en vue de leur transplantation et élaboration de vaccins (contre la polyomyélite par exemple) et de médicaments (comme l’interféron, prescrit contre certaines tumeurs).
Des “courtiers du sang”
Dès 1993, bien avant que la justice française ne soit saisie, le quotidien allemand Der Spiegel (en allemand) consacrait un article à ces “courtiers du sang“, “ces vampires de Bavière“, qui parcourent les abattoirs du monde entier à la recherche de ce précieux élixir.
Les bénéfices peuvent être rapides : le sang d’un fœtus bovin est racheté à bas prix aux abattoirs (10 à 15 euros le litre) pour être revendu à prix d’or une fois transformé en sérum (jusqu’à 1.000 euros le litre, selon la provenance géographique). La France est bien placée sur ce marché : les vaches, élevées en plein air dans des prés, sont plus facilement engrossées avant leur mise à l’abattoir.
Leur fœtus, autrefois jeté, est désormais exploité (à condition d’être âgé au moins de 3 mois). Leur sang est immédiatement prélevé, pour éviter la coagulation, par ponction cardiaque. Il est ensuite passé dans une centrifugeuse et les globules rouges en sont extraits. Il ne reste plus, au final, qu’une solution couleur cognac, vendue en flacon de 500 ml.
La souffrance du fœtus en question
Les détracteurs de cette méthode, et défenseurs de la cause animale comme l’association One Voice, assurent que l’aiguille est introduite dans un cœur de fœtus qui bat encore, pour faciliter le prélèvement. Une pratique “extrêmement douloureuse” qui “entraîne une mort lente par asphyxie“. L’un des actuels cadres de Biowest dément : “Le fœtus est déjà mort au moment du prélèvement. Et au moins, sa courte vie aura servi à fabriquer des vaccins et des médicaments.”
C’est avec ce même argument qu’Henner B. installe sa société dans le Choletais. Biowest est chargée d’extraire le sérum à partir du sang fœtal bovin, de le filtrer et de le commercialiser. L’entreprise se fait rapidement une place dans un marché de niche, qui ne comprend, à l’échelle mondiale, qu’une dizaine de concurrents. La demande devient rapidement supérieure à l’offre, liée aux conditions d’élevage et de gestation des vaches dans les différents pays producteurs.
Mais l’épidémie de la vache folle passe par là. Dans les années 1990, l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), transmissible à l’homme, terrorise la population. La fièvre aphteuse fait elle aussi son apparition et décime les cheptels. Des règles strictes sont alors mises en place pour éviter toute contamination à partir du sérum fœtal bovin.
Les États-Unis interdisent l’importation de sang provenant de pays à risque comme l’Amérique du Sud. Or, le marché américain, leader en biotechnologies, est le plus gros demandeur de sérum. Selon des chiffres d’un acteur du secteur, Sigma-Aldrich, il a absorbé près de 50% des 570.000 litres produits dans le monde en 2013.
Une fraude sur fond de maladie de la vache folle
Dans un marché soumis aux exportations, la tentation est grande de contourner les règles en falsifiant l’origine du sang qui permet de produire le sérum. C’est ce dont est accusé Henner B.
Avec l’aide de trois autres entrepreneurs, dont deux Allemands – l’un d’entre eux fait l’objet d’un mandat d’arrêt international – il a reconnu avoir fait passer du sérum fœtal bovin issu d’Amérique du Sud pour un produit provenant du Canada ou de France, via l’usage de certificats d’origine détournés ou falsifiés. Objectif : vendre sa marchandise jusqu’à cinq fois plus cher.
Si les États-Unis ont une politique d’exclusion visant la France, le Japon considère que le sérum d’origine française est, depuis la crise de l’ESB, l’un des plus sûrs compte tenu des contrôles qui ont été mis en place par le gouvernement français.
L’un des anciens clients de Biowest, la société japonaise Sanko, a ainsi été abusé à plusieurs reprises. Au total, six clients ont été trompés entre 2001 et 2003, dont deux se sont porté partie civile (les sociétés françaises Eurobio et Diagast).
Lorsqu’il s’est aperçu de la supercherie, l’ancien associé d’Henner B., qui a pris le contrôle de Biowest en 2002, a porté plainte auprès du procureur d’Angers en 2004 afin de restaurer l’image la société et d'”assainir” le marché. Devant la complexité du dossier, le juge d’instruction s’est dessaisi deux ans plus tard au profit du pôle santé du tribunal de grande instance de Paris.
Un risque “hypothétique” pour l’homme ?
Pour sa défense, Henner B., placé sous contrôle judiciaire depuis dix ans, assure n’avoir mis en danger la santé de personne. Dans un fort accent allemand, le sexagénaire, aujourd’hui employé dans la pizzeria de son fils à Nice (Alpes-Maritime), affirme que le sang fœtal bovin sud-américain n’est pas plus risqué que celui du Canada. “Ce sont des préjugés“, argue-t-il.
Devant les juges, il a par ailleurs fait valoir la présence, sur les lots incriminés, des mentions “laboratoire et diagnostic seulement” et “interdit à l’utilisation animale et humaine”.
Peut-il pour autant assurer que parmi les 300 clients de Biowest, dont de nombreux sont des revendeurs, aucun n’a utilisé ce sérum à la traçabilité mensongère pour fabriquer un vaccin ou des médicaments ? L’enquête a permis d’établir que l’autre Français mis en examen dans cette affaire, Roger M., a écoulé via sa société DAP des milliers de litres de sérum fœtal bovin estampillés “français” alors qu’ils avaient été achetés en Amérique du Sud.
Au grand regret de l’accusation, les investigations n’ont pas permis de démontrer l’usage final de ce sérum. Le chef d’accusation de tromperie aggravée n’a pas été retenu contre Henner B., renvoyé pour tromperie, escroquerie et établissements d’attestations faisant état de faits matériellement inexacts. Selon une source proche du dossier, les juges ont estimé le risque pour l’homme et l’animal “très hypothétique”.
Un autre scandale en Autriche en 2013
Les avocats de Biowest engagés par les nouveaux dirigeants ont le sentiment d’un “gâchis”. “On aurait pu démontrer des infractions beaucoup plus larges si on avait été au bout de la démarche, regrette Jean de Bary. On a le sentiment que cette affaire a été traitée comme un petit dossier quand elle est arrivée au pôle santé.” Les potentielles conséquences sanitaires, selon lui, restent en suspens.
La rupture de la chaîne de la traçabilité peut, par exemple, fausser les résultats d’une recherche scientifique, si le sérum bovin est porteur d’un virus non signalé. Quant à l’ESB, il n’est pas détectable dans le produit.
Comme l’expliquait en 2000 l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, devenue depuis ANSM), les “produits d’origine bovine, utilisés comme réactifs au cours de la préparation du vaccin, sont éliminés au cours du procédé et n’entrent pas dans la composition du produit fini“.
Reste que la même année, le vaccin poliomyélitique oral des laboratoires Medeva a été retiré du marché par l’Agence du médicament du Royaume-Uni car il avait été fabriqué à partir de sérum bovin britannique, susceptible d’être porteur de l’ESB.
L’affaire Biowest est-elle un cas isolé ? En 2013, l’entreprise autrichienne PAA Laboratories a dû être fermée par son nouveau propriétaire, General Electric, après des révélations sur ses pratiques délictueuses : le sérum fœtal bovin était mélangé avec d’autres ingrédients pour augmenter les quantités.
Ironiquement, ce scandale a fait gagner des parts de marché au concurrent français Biowest. Qui redoute “un effet boomerang” avec le procès à venir. Dans ce contexte, certains plaident pour la mise au point d’un sérum synthétique, que ce soit pour des questions de sécurité ou de défense de la cause animale. Des essais sont menés en ce sens. Mais selon un spécialiste, “cela coûte très cher à développer“.