Ali vient d’Afghanistan. Il est assis par terre, le dos courbé, et concentré sur sa mission du moment. Avec un ami, ils sont tapis dans l’ombre et cachés des regards indiscrets par un rideau. Ils remplissent des cigarettes avec du tabac, à la chaîne. Autour d’Ali, il y a des conserves, des bouteilles d’eau, des narguilés et des boîtes de gâteaux. C’est son petit magasin improvisé.
Une partie de foot, le soir, dans la Jungle. Photos par Frederick Paxton/VICE News
« Le business ici n’est pas terrible, mais ça occupe, » explique Ali, détournant l’espace de quelques secondes son regard de sa tâche. « C’est ça la Jungle. » La petite épicerie qu’il tente de faire fonctionner n’est qu’un exemple parmi d’autres des efforts entrepris par les migrants eux-mêmes pour faire vivre la Jungle, le principal camp de migrants de la ville portuaire française de Calais — point de passage quasi-obligé pour tous ceux qui souhaitent rallier l’Angleterre.
Quand Ali n’a plus grand-chose dans l’épicerie, il va au Lidl à côté pour refaire les stocks. Chez Ali, chaque article se vend entre 10 et 30 centimes d’euros. Pour 10 cigarettes, il vous en coûtera 1 euro.
Entre 2.000 et 3.000 migrants et réfugiés vivent en ce moment dans la Jungle, au milieu de cet été. Certains viennent de pays en guerre et ont fui les persécutions, comme les Afghans, les Syriens, les Irakiens ou les Soudanais. D’autres voulaient échapper à la dictature et au service militaire obligatoire comme les Érythréens. Enfin, certains viennent d’Algérie, d’Égypte ou de Jordanie — des pays qui ne connaissent pas un exil massif.
Nader a 40 ans et vient du Soudan. Il a étudié le droit dans son pays et nous fait visiter son petit abri exigu. « Je l’appelle mon appartement, » nous explique-t-il, avant de nous ouvrir des bouteilles de soda et d’eau. Des plaids en polaire et des sacs en plastique sont accrochés aux murs et le sol est seulement recouvert d’une couverture. Un autre homme est assis dans la petite pièce, restant silencieux, dans l’ombre. Les lueurs de quelques bougies virevoltent dans cette chambre de fortune. Nader explique qu’il espère rester en France pour poursuivre ses études et faire un Master.
La Jungle est plus ou moins divisée en fonction des origines des migrants. Il y a un quartier Afghan que certains surnomment « le marché », une zone kurde et une parcelle pour les Soudanais. La section éthiopienne est, elle, connue pour son église. Celle où la plupart des Érythréens se regroupent accueille la « discothèque ».
Il y a environ deux ou trois mois, des tensions existaient entre les différents groupes du camp, ce qui pouvait déboucher sur des violences, nous explique Nader. Mais aujourd’hui c’est bien plus calme.
Des épiceries, des bars improvisés, et des restaurants installés dans la Jungle permettent aux résidents du camp de survivre. Un café est tenu par des migrants Afghans, il propose des repas de base et constitue un petit havre de calme dans le camp.
À 17 heures, tous les soirs, les autorités locales servent aux résidents de la Jungle leur unique repas assuré de la journée. Les toilettes sont aussi nettoyées à la même heure par des employés, suite à la demande d’une ONG locale.
Des femmes et des enfants sont logés dans le camp Jules Ferry, un espace un peu plus protégé qui se trouve au bout de la Jungle — mais ce camp est plein pour le moment, explique à VICE News une bénévole d’une ONG. Ceux qui y logent sont généralement les personnes les plus vulnérables — notamment des victimes de viol ou de violences sexuelles.
Les hommes du camp sont autorisés à se servir des douches au camp Jules Ferry, mais ils sont séparés des femmes.
Au-dessus du camp court une voie rapide, où la police nationale et la gendarmerie patrouillent pour observer les migrants, d’en haut. La section la plus proche est principalement peuplée par des migrants érythréens et éthiopiens. Des habits ont été laissés dans les buissons pour les faire sécher. Des bouteilles en plastique et des sacs plastique jonchent le sol, faute de poubelles.
Quelques jeunes migrants organisent un petit foot, alors que d’autres font brûler des tas de détritus. Juste à côté, on trouve la « discothèque » du camp, où l’on passe du son à en faire vriller les tympans. Là-bas, la canette de bière coute 1,50 euro. On en retrouve, vides, partout autour.
Dans la Jungle, tout le monde semble construire quelque chose. De petits groupes de migrants se rassemblent pour monter des structures en bois, avant de les recouvrir de couvertures et de sacs en plastique. Une maison est coiffée d’un drapeau français qui flotte dans le ciel calaisien. Une tente arbore une large inscription « Afghanistan, » une autre porte le mot « Réfugiés » sur le côté.
Dans l’église de fortune, mais joliment édifiée par les migrants, deux hommes et une femme prient à genoux, leurs fronts contre le sol. Après quelques minutes, un des hommes me demande ce que je pense de l’édifice. Il se présente à moi comme Eruis et explique qu’il vient d’Éthiopie et se rend chaque jour à l’église. Il y a aussi trouvé du réconfort, dit-il, avant d’ajouter qu’il prie pour rejoindre l’Angleterre.
Chaque dimanche, il rejoint 40 ou 50 migrants qui assistent à la messe, au cours de laquelle ils « chantent de nombreuses chansons. »
Des bougies à moitié consumées et des livres saints très écornés sont disposés sur des tables devant l’église. Un des hommes en charge du culte, Solomon Grama qui vient d’Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, explique à VICE News qu’il organise des groupes de prière depuis près de 3 ans et que tout le monde investi dans l’église. Il est très fier de cet édifice. Il aura fallu deux mois pour le construire, la fin des travaux a eu lieu en juillet.
Près de l’église, un groupe de 15 Éthiopiens est assis sur des bancs en bois. Des canettes de bière sont à leurs pieds, et ils se font passer de petits verres.
Dans une autre section du camp, un groupe de Syriens partage du Pepsi, avant de blaguer sur une potentielle traversée de la Manche sur un bateau à voile.
Le camp a rapproché des personnes qui n’étaient pas forcément censées s’entendre. Un des hommes était dans l’armée syrienne il y a à peine un mois, alors que d’autres réfugiés ont été contraints de quitter leurs maisons justement à cause du conflit syrien. Au Moyen-Orient, ils s’entre-tueraient probablement, ici ils organisent ensemble une manifestation pacifique pour appeler le Royaume-Uni à les accueillir et leur offrir un refuge. Un des Syriens explique à VICE News,que d’après lui, il y a seulement une centaine de Syriens dans le camp.
Jihad Halo est originaire de Damas et occupe un des abris les plus délabrés de la Jungle. Il se tient devant l’entrée de sa petite cabane avec ses deux enfants en bas âge et sa femme. À l’intérieur, on trouve un miroir au mur, des briques de jus de fruits et une boîte de cigarettes vide.
Hala explique qu’il a déjà demandé l’asile en France mais les autorités lui ont dit de rester où il était. La famille attend désormais qu’on lui fournisse un logement, mais ils ne savent pas encore combien de temps cela va prendre. Ils ont quitté tous les quatre la Syrie il y a un an, en passant par la Turquie, la Macédoine, la Serbie pour enfin atterrir en France. Le voyage a duré près de 2 mois.
Son fils joue avec un hélicoptère en plastique. Bientôt les deux enfants d’Hala vont aller à l’école qui s’est installée dans la Jungle : « l’École laïque du Chemin des dunes, » où les migrants, volontaires et bénévoles calaisiens se relayeront pour enseigner diverses matières aux adultes et aux enfants. L’apprentissage du français est le point central du programme.
En marchant dans le camp, des migrants sont venus vers moi en permanence pour me demander des informations — sur les demandes d’asile, ce qui faisait l’actualité, et pourquoi le Royaume-Uni n’accueillait pas de réfugiés.
Des groupes de militants français et britanniques essayent de combler ces manques. Sur un poster accroché sur une caravane, on voit l’ours Paddington (Ndlr, un personnage de fiction connu en Grande-Bretagne. Dans ses aventures, l’ours vit au Pérou et décide de rejoindre Londres par bateau) au-dessus duquel il est écrit « L’immigration n’est pas un crime, » ainsi qu’une adresse e-mail d’un groupe qui offre des conseils juridiques aux migrants.
D’autres affiches annoncent un « workshop pour l’asile en Grande-Bretagne, » qui se tient chaque dimanche à 13 heures, des « jeux d’après Ramadan, » les dimanches à partir de 15 heures, et un atelier de vélo les lundis et jeudis. Une carte de Calais montre les endroits où des bus gratuits sont disponibles, où on peut jouer au football, avoir des habits gratuitement ou contacter la police.
Des prospectus listent aussi les potentielles questions auxquelles sera confronté un migrant qui demande l’asile en Angleterre.
Une autre notice explicative détaille les horaires d’ouverture de « l’hôpital » du camp, où un médecin de l’ONG Médecins du Monde est présent 6 heures par jour, du lundi au vendredi.
Christian Salome, le président de l’ONG l’Auberge des Migrants, explique à VICE News que l’organisation est présente à Calais depuis 6 ou 7 ans désormais, et que depuis cette époque la population tourne toujours entre 2 000 et 3 000 migrants. « En 2009, la plupart des gens venaient d’Afghanistan et du Pakistan, aujourd’hui ce sont des Soudanais, des Syriens, des Érythréens, mais la situation reste inchangée. »
« Les choses se sont un peu arrangées dernièrement, parce que tout le monde commence à connaître le camp. Donc ici, ils ont un endroit où dormir, des gens qui les soutiennent et ne craignent pas que la police débarque et les amène autre part, » ajoute Salome.
Quand on demande à Christian Salome si les nouvelles constructions et l’établissement de petits commerces sont une illustration de la volonté des migrants de s’installer ici, il répond « J’espère que le problème sera réglé par les hommes et les femmes politiques. Le souci ici est en réalité assez simple, il y a de nombreux réfugiés de guerre, qui ont de bonnes raisons d’aller en Angleterre. Ils ont de la famille là-bas et ils parlent anglais. »
Salome craint les conséquences psychologiques d’un séjour dans la Jungle calaisienne. « Rien n’est entrepris sur ce sujet, » dit-il. « Il n’y a aucune aide pour les personnes traumatisées, aucune. Des gens sont totalement déprimés. Ils restent ici et ne savent pas quoi faire. Ils dorment donc toute la journée. Ils perdent leur temps, ils gâchent leur vie ici. »
Salem a 36 ans, il vient d’Algérie. Il parle des problèmes psychiatriques dans le camp. Récemment, il dit avoir vu un Soudanais « dérangé qui frappait sans relâche son enfant en public. Il ne paraissait pas conscient du mal qu’il lui faisait et n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait. »
« Personne ne vient ici. Personne ne vient à notre porte pour nous demander comment ça va. Plein de gens sont malades mentaux ici. Moi, ça va, mais ceux qui sont atteints de maladie mentale devraient être soignés… Le gouvernement de Londres et le gouvernement français… C’est une honte pour eux. De grands pays, où personne ne prend ses responsabilités. »
Salem explique qu’il a vécu à Londres pendant 15 ans de façon illégale, avant de rentrer en Algérie après la mort de sa mère. Il nous dit qu’il est dans le camp depuis 26 jours. Et là, il commence à en avoir marre. « Le prochain grand virus va venir d’ici, » s’exclame-t-il, en désignant du doigt une pile de déchets qui se trouve non loin de l’entrée de sa tente.
Il explique qu’il a volé cette tente et les couvertures à un autre habitant de la Jungle. « J’aimerais que David Cameron vienne ici en personne, » dit-il.
Richard Burnett, chef de l’organisation des transporteurs de la British Road Haulage Association, fait écho à ce sentiment, alors qu’il accueille les journalistes au centre du camp. Il décrit ce qu’il se passe à Calais comme une situation de crise, et critique le Premier ministre, parce qu’il n’annule pas ses vacances et ne vient pas visiter l’endroit pour « se rendre compte ».
« Je pense que le gouvernement britannique a manqué d’intérêt et ne s’est pas réveillé pour trouver des solutions au problème, » dit-il. « Aujourd’hui il y a cet intérêt. »
Ahmadi Mahmoodjan, un Afghan de 21 ans, est ici depuis un mois. « [Ici] mon futur, c’est une vie mauvaise.» « Je veux une vie meilleure, je veux être un chauffeur. Mon futur ne se trouve pas ici. »
« Je veux aller à l’école, je veux une maison, tout. Il n’y a rien à Calais. C’est une vie mauvaise. ». Mahmoodjan dit qu’il pense que tout sera mieux que la Jungle. « Tout pays en Europe. La Belgique, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, n’importe quel pays. » « Désormais on est fatigués, trop fatigués. On ne peut pas espérer une vie correcte ici. »
Nariman Jald Karim est un Kurde de 27 ans, il vient d’Irak. Il parle lentement, en pesant ses mots. « [Dans la Jungle] chaque jour est différent, » dit-il. « Je suis venu quatre fois en Europe, on ne m’a jamais accepté. »
Karim a déjà été en Angleterre, mais il a été expulsé. Après un mois de nouveau dans la Jungle, il a pris sa décision. Il veut revenir au pays et rejoindre les rangs de ceux qui se battent contre l’organisation État islamique (EI).
« Je me fiche de ce qu’il m’arrivera, mais maintenant j’ai besoin de rentrer, » dit-il. « S’il n’y avait pas l’EI, je ne rentrerai pas chez moi, mais maintenant qu’il y a l’EI, je dois rentrer. Si l’EI contrôle notre terre, qu’est ce que je pourrai dire demain ? Par exemple, quand quelqu’un me demandera d’où je viens, est ce que je vais devoir lui dire que je viens de l’État islamique ? »
Assis sur un monticule recouvert d’herbe, une brique de jus d’orange dans une main, et une brosse à dents dans l’autre, Karim nous dit qu’il est déjà venu à Calais trois fois, en 2006, en 2007, et en 2011. « Toutes les fois précédentes les gens se cachaient de la police dans les buissons. Cette fois c’est différent. Les gens ne se cachent plus. »
Alors que la nuit tombe, un groupe d’hommes et de jeunes jouent au football. Des journalistes et des militants se joignent à eux. À côté d’un bloc de béton, Ahmed les regarde. Ce Soudanais de 22 ans explique qu’il demande à tous les « gens responsables » qui visitent le camp quelle serait la solution. Mais on lui en donne rarement.
Il a entamé la procédure pour demander l’asile en France. On lui a dit qu’il devait rester dans la Jungle pendant encore quelques mois. Il compte apprendre le français, même s’il pense que ce sera dur, parce que c’est une langue vraiment « bizarre ». Adam a 30 ans. Il est assis à côté d’Ahmed. Il explique qu’il a rencontré des gens qui ont vécu dans la Jungle pendant plus d’un an, et qui se sont résignés.
« Même si ça ne va pas, on doit dire que ça va. Parce qu’on vit ici. On ne peut pas changer la réalité. »