Professeur à Oxford, le Britannique Sudhir Hazareesingh né sur l’île Maurice, publie «Ce pays qui aime les idées», un essai consacré à la passion typiquement française pour le débat, “de plus en plus schématisant et pessimiste”. Extraits de son interview dans Libération.
Face au succès des thèses déclinistes d’Eric Zemmour, d’Alain Finkielkraut ou de Michel Houellebecq, on les cherche anxieusement du regard : mais où sont les intellectuels de gauche ? Pourquoi un tel silence du camp «progressiste» quand ne cesse de se répandre une vision anxieuse et anxiogène du monde ? […]
Vous faites le constat très sévère d’une crise de la pensée française. Quels en sont les symptômes ?
La neurasthénie s’est emparée de la France. La vie intellectuelle a versé dans une très forte tendance au déclinisme. En témoigne l’élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française ou les deux derniers romans de Houellebecq, qui a certes toujours donné dans le morbide, mais qui touche désormais à l’extrême névrose… Ce qui me frappe, c’est que ces intellectuels, polémistes ou écrivains ont une vision psychologisante du déclin français. […]
Ce qui est plus grave aujourd’hui, c’est qu’une partie du monde intellectuel diffuserait, dites-vous, «une forme étriquée de nationalisme ethnique»…
Pour le dire vite, jusqu’à la fin du XXe siècle, le nationalisme qui dominait en France était républicain : un patriotisme plutôt. Mais ce schéma-là a commencé à s’effriter à la fin du XXe siècle – à droite surtout, mais aussi à gauche. […] Le «non» au référendum sur la Constitution européenne de 2005 est un tournant majeur : il représente, entre autres choses, la victoire de la gauche fermée, repliée sur elle-même (le silence des intellectuels, lors de cette campagne, est d’ailleurs éloquent). A partir de 2011, le «marinisme» a commencé à émerger, avec l’ambition de banaliser les idées et les valeurs du Front national, et à droite, Alain Finkielkraut a entamé son évolution vers un nationalisme xénophobe et larmoyant. Une espèce de néoconservatisme républicain, frileux, nombriliste et nostalgique émerge en France.
Pourquoi le débat français ne parvient-il pas à se saisir plus sereinement de la question des minorités ?
La source du problème vient là encore de l’approche très schématisée des problèmes sociaux en France. On ne pense pas au sort concret des musulmans ou des minorités postcoloniales, on réfléchit à leur place par rapport au principe abstrait qu’est la laïcité. La tournure qu’a pris le débat sur le voile en France est frappante. […] On ne parle jamais des immigrés eux-mêmes, de ce qu’ils sont ou de la manière dont ils se voient. On touche ici à un autre problème : l’interdiction de faire des statistiques ethniques en France. Elles sont pourtant devenues indispensables si on ne veut pas laisser le champ libre aux «fantasmagoristes» qui occupent le terrain aujourd’hui. […]
L’autre grand échec des intellectuels français selon vous, c’est de ne pas avoir su endiguer la montée du Front national.
C’est navrant pour le pays de la tradition dreyfusarde. C’est une constante depuis les années 80 : on a systématiquement sous-estimé le Front national. Sans doute est-ce encore une fois dû à une forme de pensée holistique et essentialiste typiquement française : on part de l’idée que la France est le pays de la Révolution et des droits de l’homme. Donc, dans ce pays-là, le Front national ne peut être qu’un phénomène éphémère. Donc on n’a pas besoin d’y réfléchir. […]