Il est dans l’histoire des peuples et des nations des moments de bascule, des instants décisifs. Nous en vivons un. Les milliers d’êtres humains morts en mer ou sur nos routes, l’aide qu’on leur apporte ou qu’on leur refuse définissent qui nous sommes et dans quel type de société nous voulons vivre.
Face à la tragédie des réfugiés, l’Europe réagit à fronts renversés. […] La France apparaît aux yeux du monde comme une nation fatiguée, repliée sur elle-même, minée par une xénophobie latente, à l’opposé du récit universaliste qu’elle prétendait incarner.
D’« invasions » en « fuites d’eau », les grilles de lecture et les mots de l’extrême droite se sont imposés dans notre espace public, bien au-delà des limites d’un Front national en pleine expansion. Il ne s’agit évidemment pas d’idéaliser l’Allemagne de la CDU, ses travailleurs pauvres et ses mouvements néonazis. […]
Certes, des Français sans parti ni chapelle multiplient depuis des mois, voire des années, les actes de solidarité, du pêcheur Philippe Martinez sauvant 1 840 migrants aux milliers de citoyens proposant d’accueillir des réfugiés chez eux, en passant par les associations et les collectifs de Calais, de Paris ou d’ailleurs. Mais cette générosité spontanée reste morcelée et ne se transforme ni en politique publique ni en récit commun. Parce que notre Etat, nos partis, nos représentants s’y refusent. […]
Si nous n’acceptons pas que les cartes d’identité soient remplacées par des arbres généalogiques, le droit du sol par celui du sang, le projet républicain par le culte des racines, bref, si nous rejetons la poutinisation ou l’orbanisation de l’espace public, il faut parler et agir maintenant. […]
Oui, notre pays, deuxième économie de la zone euro, est assez riche pour loger à la fois les réfugiés et les sans-abri français. Ne laissons pas s’installer l’ignoble concurrence des indigences, l’opposition des souffrances françaises à celles des migrants. Tout, en politique, est question des priorités que l’on impose ou que l’on se laisse imposer. Imposons donc l’accueil des réfugiés et le droit au logement pour tous. […]
La République n’est pas un simple cadre institutionnel. Elle s’écrit au jour le jour ou bien elle se délite. Elle se délite en Isère lorsque des citoyens assiègent des Roms avec les cris de « Dehors ! ». Elle se délite à Béziers lorsqu’un maire fait son show devant des Syriens, répétant « Vous n’êtes pas les bienvenus ici ! ». Elle se délite à Calais dont la « jungle » devrait faire honte à tout un pays. Elle se délite à coups de sondages prônant le rétablissement de frontières hermétiques à la détresse humaine. […]