Délire. L’expression popularisée par l’écrivain Renaud Camus pour désigner une supposée substitution de la population française «de souche» par les immigrés extra-européens a essaimé jusqu’à certaines franges de la droite.
Ce n’était qu’une expression littéraire, forgée par un écrivain confidentiel ; le «grand remplacement» est désormais le point de rendez-vous d’Eric Zemmour et de Marion Maréchal-Le Pen, de Robert Ménard et de Nadine Morano. Le terme décrit une supposée substitution d’immigrés extra-européens aux autochtones. Ce processus serait encouragé, voire provoqué, par des élites «mondialistes». Examen d’un discours de mieux en mieux partagé par l’extrême droite et une droite en voie de radicalisation.
(…) La vision d’Européens «de souche» dissous dans des masses étrangères n’est pas nouvelle. L’historien Nicolas Lebourg la fait remonter aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, «lorsque le néonazi René Binet appelle résistants et vétérans du front de l’Est à combattre ensemble l’invasion de l’Europe par les “Nègres”et les “Mongols” – comprendre les Américains et les Russes. Puis se développe, dans les organisations internationales d’extrême droite, l’idée que l’immigration est le fruit d’un complot juif, visant à remplacer la race blanche par une humanité métisse vivant partout des mêmes marchandises. La dépénalisation de l’avortement donnera lieu à de semblables discours sur le génocide des petits enfants blancs par la “juive Veil”». Si Renaud Camus s’inscrit dans une tradition ancienne, il lui a donné un nouvel élan. Par un habillage efficace d’abord : avec la formule de «grand remplacement» et le concept de «pouvoir remplaciste», «on n’est pas loin d’un scénario de pop culture», juge Nicolas Lebourg. Par ailleurs, favorable au «petit Etat d’Israël qui résiste tout seul au milieu d’une marée humaine hostile», Camus n’a pas recours à l’idée d’un complot juif. Ce qui favorise la diffusion de son discours dans des milieux ayant eux-mêmes délaissé le ressort antisémite, comme le Front national et la mouvance identitaire.
(…) Selon l’Insee, 5,3 millions d’immigrés vivaient en France en 2008, dont 3,3 millions nés hors d’Europe. A cela s’ajoutent 6,7 millions de descendants directs d’immigrés, dont 3,1 millions d’origine africaine et asiatique. Au total, ces 6,4 millions de personnes d’origine extra-européenne représentent 10 % de la population. Quant au flux d’arrivants permanents, il se montait selon l’OCDE à 260 000 personnes par an en 2013, soit environ 0,4 % de la population. Une partie de ces entrants ne reste pas en France. De là à évoquer un «changement de peuple», il y a donc un pas.
Plus réelle est la répartition inégale de ces populations. Leur surreprésentation dans certaines zones urbaines permet aux tenants du «grand remplacement» d’appuyer leur thèse à grand renfort de photos prises dans la rue ou les transports. Ils ajoutent aussi d’autres ensembles à ceux-ci (Roms, clandestins…). Intitulé «Le grand remplacement par A+B», un texte diffusé sur Internet conclut que 20 % de la population serait composée d’éléments «allogènes», donc indésirables. La démonstration s’appuie toutefois sur des chiffres surévalués, par exemple en dénombrant 800 000 Roms quand les rapports officiels en comptent entre 15 000 et 20 000. L’addition inclut par ailleurs les Antillais, les «immigrés de troisième génération» et les harkis : soit des Français de longue date et des «Français par le sang versé», selon une expression employée y compris par l’extrême droite. C’est dire si, moins que leur nationalité ou leur attachement à la France, c’est l’origine ethnique qui préoccupe les opposants à un supposé «grand remplacement».
Une théorie battue en brèche par L’Insee
Cela ne suffira probablement pas à rassurer les partisans de la théorie du «grand remplacement», mais l’étude de l’Insee publiée hier sur les flux migratoires bat en brèche quelques idées reçues sur la question. Ainsi, entre 2006 et 2013, le nombre annuel d’entrées d’immigrés a augmenté, passant de 193 000 à 235 000, mais le nombre de départs d’immigrés a progressé bien plus fortement. En 2006, 29 000 immigrés avaient quitté le territoire national. Un chiffre qui est monté à 95 000 en 2013. Selon l’Insee, «il s’agit essentiellement d’étudiants étrangers quittant la France, de départs à l’issue d’une période d’emploi de quelques années ou encore de retours au pays au moment de la retraite».