(…) Mardi matin, en arrivant dans mon lycée de la banlieue parisienne, situé en zone d’éducation prioritaire, j’étais dans le même état d’anxiété que le jour de la rentrée. En montant les escaliers et en apercevant les premiers élèves de ma classe de Première, j’entendais mon coeur battre à tout rompre. Des dizaines de fois depuis samedi, je m’étais imaginée ce moment. Je pensais alors que mes élèves seraient aussi bouleversés que moi. Contrairement au mois de janvier, les meurtriers avaient tiré aveuglément, sans considération de profession, de religion et de convictions. J’attendais donc qu’une forme de communion se produise.
“Pourquoi être choqué?”
“Je ne me vois pas reprendre le cours où je l’ai laissé sans que l’on partage ensemble un moment de discussion après ce qu’il s’est passé vendredi soir”, leur lançai-je, la voix mal assurée, en guise d’introduction. “Nous sommes tous bouleversés, traumatisés, j’aimerais vous entendre, vous devez vous poser des questions.” Les premières réactions, comme un poignard: “À quoi ça sert d’en parler? Ce qui est fait est fait”, “C’est tabou non?”, “Vous avez l’air ému, c’est gênant.” Quelques ricanements dispersés suivirent dans la classe. À ce moment-là, le dispositif s’inversa: je n’étais plus leur enseignante inaccessible, perchée sur son estrade, j’étais celle qui avait été touchée, dans son quartier.
Manifestement, mes élèves n’avaient pas envie de parler. Lorsqu’ils prenaient la parole, c’était pour mettre en avant ce qu’ils savaient, ce qu’ils avaient entendu dire sur l’utilisation d’armes françaises en Syrie, sur Abou Bakr al-Baghdadi, ancien prisonnier de l’armée américaine qui entre en résistance. La discussion était un prétexte pour ceux qui avaient entendu une théorie originale ou un détail un peu étonnant. Ils avaient la possibilité de prouver à leurs camarades qu’ils en savaient plus. Et enfin cette question: “Pourquoi est-ce qu’on est choqué par ce qu’il se passe en France, alors qu’il se passe des choses bien pires ailleurs?” Je n’ai pas su répondre à cette question, je séchai, je balbutiai: “Tu as raison, c’est injuste, mais là, c’est nous, c’est toi, c’est moi.” Je me sentais incapable de rebondir sur la dimension symbolique des attentats.
(…) L’Express