La présence d’une tête noire sur le drapeau corse suscite bien des interrogations : il est le seul emblème (avec le drapeau sarde) à faire figurer une représentation humaine et on peut se demander quelle en est l’origine. Lorsque dans les stades corses ou sur le fronton des édifices publics se déploie cet emblème, on ne réalise pas toujours qu’il s’agit à l’origine d’une tête coupée !
Drapeau flottant sur Ponte Novo lors de la bataille de mai 1769. On remarque le bandeau relevé sur le front, la boucle d’oreille et le collier qui sont les signes de l’esclavage.
L’origine de ce symbole est à trouver dans la « reconquista » par les rois d’Aragon de la péninsule ibérique, occupée depuis le VIIIe siècle par les envahisseurs musulmans venus du Proche-Orient en passant par l’Afrique du Nord. Deux événements majeurs sont à considérer dans le contexte du Haut Moyen-âge : d’une part l’expansion de l’islam et de la civilisation musulmane, et d’autre part l’essor du christianisme et de sa civilisation à travers l’Occident : la péninsule ibérique a été le théâtre privilégié des affrontements de ces deux civilisations, la Méditerranée étant par ailleurs, avec le développement du commerce, un enjeu non négligeable. Il n’aura échappé à personne que la Corse et la Sardaigne se situent au cœur du Mare Nostrum…
La reconquista va durer sept siècles, faite d’avancées de la chrétienté ou de l’islam, selon le jeu des alliances dans une péninsule territorialement morcelée: certains princes ibériques n’ont d’ailleurs pas eu d’états d’âme pour faire alliance avec des seigneurs musulmans dans certaines circonstances, et vice-versa…
La chute du califat de Cordoue au XIe siècle et les effets militaires des premières croisades accélèrent néanmoins la reconquête, mais c’est l’émergence de deux puissances, le royaume de Castille et le royaume d’Aragon, qui favorisera l’éviction des derniers Maures chassés d’Espagne en 1492.
La reddition de Grenade
Dès le XIIe siècle, des seigneurs chrétiens font figurer sur leurs bannières une tête de Maure décapité afin de symboliser cette reconquête et de marquer les esprits : la tête était le plus souvent représentée les yeux bandés, signe supplémentaire d’infamie ; par contre, le collier torsadé – ou perlé- a probablement été placé autour du cou pour atténuer l’effet morbide de la tête décapitée.
Alors, quel rapport avec la Corse ?
En 1297, le pape Boniface VIII cède notamment la Corse au roi d’Aragon Jacques II. En fait, cette cession est purement théorique car l’île n’a jamais été occupée réellement par la puissance espagnole qu’est devenue la Couronne d’Aragon : c’est seulement au XVIe siècle, sous le règne de Charles Quint, que l’île sera partiellement investie par les Espagnols, pour des raisons stratégiques, notamment dans sa partie sud (Bonifacio). Il est fort probable que la bannière à tête de Maure ait commencé à se déployer en Corse à la faveur de la présence espagnole: le symbole a dû en tous cas marquer la population locale qui avait subi les violentes incursions maures durant des siècles.
Dès le VIIe siècle, les Barbaresques, venus d’Afrique du Nord, effectuent des razzias sur l’île, pillant les villages et capturant hommes et femmes pour en faire des esclaves. Les Corses s’organisent comme ils peuvent pour se défendre, dans un contexte de rivalités quasi-tribales entre seigneurs locaux, certains d’entre-eux se réjouissant d’ailleurs de cette situation à des fins personnelles (comme cela s’était produit en Espagne).
Toujours est-il que certaines régions de l’île ont payé un lourd tribut à ces incursions : réserves de vivres pillées, femmes violées, maisons et récoltes brulées… nos villages de la piève de Serra ont hélas payé très cher ces incursions, précédées par la sinistre présence de voiles à l’horizon, sur la mer. Les habitants de Zuani avaient d’ailleurs demandé à Gênes l’autorisation de porter des arquebuses pour se défendre en cas d’attaque.
L’honnêteté intellectuelle oblige néanmoins à dire que certains insulaires ont été de serviles collaborateurs, pour diverses raisons et le plus souvent pour soigner des rivalités internes: on peut citer le cas de quelques corses qui ont « bien réussi » en terre islamique, de l’autre côté de la Méditerranée…
Il faudra attendre, quoi qu’on en dise, la domination génoise, pour que ce problème soit pris au sérieux, avec la construction des fameuses tours littorales destinées à prévenir les populations locales de nos indésirables visiteurs. (voir l’article “e sentinelle di a pieve”) Il est à noter toutefois que la Corse n’a jamais intéressé les Barbaresques en tant que conquête territoriale : trop risqué ? pas assez riche ? pas d’intérêt stratégique ?
Voilà l’origine de la bannière à tête de Maure; comment a-t-elle « sauté » d’Espagne en Corse et pourquoi a-t-elle été adoptée par la Corse souveraine ?
Le fait est précis: Philippe II, roi d’Espagne, exerce une souveraineté théorique sur ses possessions méditerranéennes, dont la Sardaigne et la Corse: cette dernière est toutefois sous la gestion directe de Gênes qui l’administre tant bien que mal et avec les vicissitudes que l’on sait. Philippe II a ainsi souhaité que chaque possession ait sa bannière et il a fallu donc en trouver une pour la Corse qui n’en possédait pas: en 1573, c’est le géographe Giacomo Mainoldi Galerati qui fut chargé de cette tâche et il décida donc d’attribuer à notre île, avec l’accord du puissant monarque, une bannière avec une tête de Maure sur fond blanc, sachant que la Sardaigne voisine possédait déjà la sienne, composée d’une croix de San Jorge (ou croix d’Alcoraz) entourée de quatre têtes de Maures.
Pourquoi ce choix de la part du géographe génois ? probablement pour flatter Philippe II en sa qualité de “champion” du catholicisme contre l’islam et rappeler au monde, Corse comprise, qu’il serait sans pitié pour les maures. La bataille navale de Lépante, en 1571, l’avait déjà confirmé, s’il en était besoin (voir ICI l’article sur les Maures en Corse).
En 1736, Théodore de Neuhoff, éphémère roi de Corse, reprend discrètement ce symbole à son compte, sans doute en raison de ses accointances avec la Couronne d’Espagne.
En 1760, Pascal Paoli, chef de la Nation, fait adopter le drapeau corse à tête de Maure ( tête de maure, de sable sur fond d’argent, de profil et tournée à dextre ; le bandeau est relevé sur le front) comme emblème officiel de la Corse souveraine. La monnaie qui est frappée en porte également la marque.
Traculinu