A partir d’une analyse des empires, l’historien montre comment une société majoritaire et pacifiée peut être débordée et mise en péril par des minorités violentes.
Regarder la violence jihadiste sous un autre angle. C’est ce que propose Gabriel Martinez-Gros, professeur d’histoire de l’islam médiéval à l’université de Nanterre. Dans Fascination du jihad – fureurs islamiste et défaite de la paix qui vient de sortir aux PUF, c’est à la lumière du désarmement des sociétés occidentales qu’il examine le phénomène. Et souligne qu’il est dangereux d’ignorer le poids de la religion dans la radicalisation.
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Vous réfutez l’idée d’Olivier Roy selon laquelle le jihadisme est «une islamisation de la radicalité». Est-ce à dire que la religion musulmane est en cause ?
Si les causes sociales de l’engagement jihadiste existent, on ne peut pas renier totalement l’influence de l’islam. Quand j’entends l’argument que certains jihadistes ont à peine lu le Coran, cela ne tient pas la route : on ne demandait pas aux militants communistes s’ils avaient tous lu le Capital. Et puis, imaginerait-on de décrire le nazisme comme «une radicalité de petits commerçants ruinés», en oubliant la hiérarchisation des races ou l’extermination des Juifs ? Tout étudiant en sciences humaines sait qu’il est impossible d’analyser un phénomène en dehors des mots dans lesquels il se donne, surtout quand ces mots sont aussi lourds et dangereux que ceux du jihadisme.
Le choix de l’islam, effectué par des millions de militants dans le monde n’est ni fortuit ni superficiel. Ils auraient pu choisir une autre cause, le gauchisme ou l’écologie, mais ils se sont tournés vers l’islam. Ce n’est donc pas seulement une violence habillée d’une foi. Contrairement aux autres religions, l’islam est le seul monothéisme qui implique les devoirs de la guerre dans ceux de la religion, rappelle Ibn Khaldoun.
En soulignant le caractère initialement guerrier de l’islam, vous risquez de stigmatiser l’ensemble des musulmans…
L’affrontement n’a lieu qu’avec des islamistes, pas avec les musulmans en général. Nous connaissons tous des musulmans qui n’ont pas envie d’être voilées ou d’être réduits à leur religion. Ils représentent la grande majorité. Mais pour les islamistes, ce ne sont pas des musulmans. Faisons bien attention de ne pas tomber dans cette simplification. Ces musulmans ne veulent pas parler en tant que musulmans. Ils sont français parfois croyants mais pas obligatoirement.
Vous allez jusqu’à dire que le refus d’entendre le discours idéologique des jihadistes relève de la domination propre au tiers-mondisme ?
Nous, Occidentaux, avons été les maîtres du monde et, même si ce n’est plus le cas, nous continuons à réfléchir ainsi. S’ils se prétendent soldats de l’islam, c’est seulement qu’ils sont idiots ou malheureux. Nous, nous allons vous dire ce qu’ils ont vraiment dans la tête. Une telle démarche est inacceptable…
Je crois que l’histoire de la colonisation exerce une plus grande influence sur nous-mêmes que sur les jihadistes qui, eux, veulent s’affranchir de cette histoire. Depuis une génération, le militantisme islamique a purgé sa langue des mots hérités de l’histoire moderne de l’Occident. Le terme de «révolution» a laissé la place à «jihad» et on ne parle plus de «République islamique» mais de «califat». Le tiers-mondisme, qui est né entre 1950 et 1960, pose encore une équivalence entre histoire et Occident. A ses yeux, toute l’histoire, surtout quand elle est criminelle, est faite par l’Occident. Lorsque quelque chose de mal se passe, c’est donc l’Occident qui est responsable. Comme si rien ne pouvait advenir sans nous. Or, ce ne sont pas seulement les Etats-Unis qui ont créé Daech ou Al-Qaeda. Notre impérialisme absolu sur l’histoire nous conduit à une culpabilisation absolue et à une victimisation tout aussi absolue de l’islam.
Face à la guerre que nous impose le jihadisme, faut-il envisager de reprendre les armes ?
Le vieillissement du monde entraîne naturellement vers un mouvement de sédentarisation. Or, il nous faut prendre en compte les fonctions de violence. Si nous ne le faisons pas, d’autres le feront à notre place. Les attentats mobilisent aujourd’hui les parties bédouines de nos sociétés : les cartels ou les mafias promettent de réagir en cas d’intrusion jihadiste sur leurs territoires. Il est clair que mieux vaut une réaction citoyenne qu’une réaction de solidarité mafieuse ou criminelle ou de certaines minorités. L’Etat ne peut pas constituer l’unique barrière contre le jihadisme. Il faut faire appel au peuple, même si cela ressemble aujourd’hui à un gros mot.
Au-delà du jihadisme, il faut surtout empêcher l’émergence de la dichotomie impériale entre Bédouins et sédentaires, qui implique la soumission des sédentaires aux violents. Les minorités, par leur violence, nous poseront toujours la question de savoir si nous avons mérité ou pas notre liberté.
Libé