Le philosophe Dominique Lecourt, élève de Canguilhem et d’Althusser, a accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Le directeur de l’Institut Diderot dénonce un politiquement correct qui, par le droit, passe dangereusement des mots aux choses, et “favorise le retour de toutes les violences“.
Récemment adoptée au Sénat, la loi Egalité et citoyenneté, qui contient une série de … 217 mesures pour la jeunesse, la mixité sociale ou contre les discriminations sociales, vante l’«égalité réelle». Imposer l’égalité réelle, n’est-ce pas prendre le risque d’une suspension excessive des libertés individuelles, de prolonger le politiquement correct des mots aux choses ?
Cette loi représente jusqu’à la caricature une conception de l’idée de démocratie qui s’est imposée dans notre pays depuis une trentaine d’années. C’est un grand bazar qui rassemble dans un désordre tragi-comique les interdits énoncés dont on attend aujourd’hui qu’ils règlent les mœurs. Prenons l’exemple de l’interdiction de la fessée comme outil éducatif et la condamnation qui frappe l’usage de paroles considérées comme blessantes parce que supposées contraires aux idéaux dogmatiques du «vivre ensemble». Il s’agit à mon sens du point d’orgue de cette frénésie normative, trop en vogue aujourd’hui, dont le caractère autoritaire fait l’objet d’une dénégation permanente de la part des intellectuels et des médias qui la répande. Par une grande hypocrisie, on annonce un progrès de la liberté de chacun au moment même où l’on prépare méticuleusement sa régression. […]
[…]Cette conception débouche sur une pratique autoritaire du pouvoir politique. L’intimidation est son ressort principal. Voyez désormais le recours permanent aux tribunaux… Il ne manque pas d’associations qui se soient spécialisées dans ce type de chantage.
La chasse aux tabous se révèle nocive pour la liberté de penser. Elle produit des êtres craintifs, ennemis du risque. Cette nouvelle génération «précautionneuse » souffre de pudibonderie.
Ne confondons pas systématiquement inégalité et injustice. Au risque de choquer, je rappelle qu’il existe des inégalités qui ne sont nullement identifiables à des injustices. […]
Le modèle républicain traditionnel ne reconnaît pas l’existence de différentes communautés, mais seulement celle du peuple français. Le politiquement correct qui est l’arme de beaucoup de minorités sert-il le communautarisme et le multi-culturalisme ?
Avec l’idée du modèle républicain, nous touchons à ce que j’appellerai le malentendu fondamental de la politique moderne en France. À la source de toutes les incompréhensions qui règnent entre le monde libéral anglo-saxon et nous-mêmes… On entend dire depuis plusieurs années que les valeurs de la République sont en danger, mais on ne dit pas exactement ce qu’elles sont. Elles seraient menacées par un parti dont on ne prononce pas le nom, mais qui est pourtant légal, et si j’en crois les sondages, le premier parti de France. Chacun s’accorde à chercher dans les discours du Front national,
puisque c’est de lui qu’il s’agit, les «dérapages» dont il se rendrait responsable. C’est un mot-clé du politiquement correct. Un moyen d’intimidation qui laisse penser qu’il existerait une pensée unique, une voie droite par rapport à laquelle nous devrions tous être jugés. C’est prendre le risque d’un retournement violent.
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Le Figaro